Billie Holiday, la grande prêtresse du blues, est à l’honneur cette semaine sur Deuxième Page. On lui consacre notre playlist hebdomadaire avec une sélection de ses plus belles chansons, accompagnée d’un texte en son hommage.
Pour ceux qui préfèrent Spotify, c’est par là.
Il y avait dans tes pas quelque chose de beau. Comme l’expression de ton être tout entier. Je me souviens avoir découvert tes pieds comme l’on découvre un territoire inconnu. Déjà, je t’aimais. Je me disais que l’on pouvait passer une vie à adorer ta démarche, lente et calculée. Cette façon d’articuler tes mouvements comme l’on articule un mot. Oserais-je lever les yeux vers toi ? Je traverse l’espace en trébuchant dans les miens, de pieds. Maladroite et imbécile. Déjà, à un niveau strictement pédestre, nous n’étions certainement pas faits l’un pour l’autre. Pourtant, tes pieds n’étaient que le début de mes déboires. Je ne sais qui m’a appris à aimer, mais c’est une leçon que j’ai toujours retenue trop fort. Je suis la fille qui tombe amoureuse d’une paire de godasses.
J’ai malheureusement levé la tête. Je me sentais comme une chanson de la grande Billie. J’avais envie d’arrêter le temps, je ne voyais que tes yeux. Grands et clairs. J’ai découvert tes cils, longs et noirs. J’ai trouvé ton visage, émouvant et triste. Je t’aimais. De toute mon alcoolémie, combien je t’aimais. Je chantais intérieurement « I’m a fool to want you, to want a love that can’t be true ». Oui, il n’y a que ma propre carcasse pour se mouvoir au rythme du jazz alors que je m’empêtre dans ma syntaxe tremblante. Si seulement Billie avait pu chanter mes mots intérieurs ce soir-là, peut-être m’aurais-tu aimé en retour. Si tes yeux s’accordaient aux miens, ce n’était que par leur immense tristesse. Deux êtres si désenchantés n’ont de place que dans des draps humides ou dans les artères du déchirement. Nous étions des seconds. Nous étions de ces lits vides et de ces phrases muettes qui se répercutent sur les murs de l’incompréhension. Mes yeux aimaient tes pieds, tes mains caressaient mon échine, et rien au monde n’aurait pu m’enlever ces moments de contemplation béate, alors que rien d’autre n’habillait ta peau que ces taches discrètes et les douces lueurs du jour. J’aurais pu vivre comme cela. J’aurais pu t’aimer comme cela. Malheureusement pour moi, j’ai toujours chanté faux.
Image : © William Gottlieb – Getty