Après le leak de Vulnicura, initialement prévu pour le mois de mars, le neuvième album de Björk a été avancé au mercredi 20 janvier 2015. Coproduit avec le Vénézuélien Arca (qui a bossé avec FKA twigs) et sublimé par la touche de l’artiste britannique Bobby Krlic, adepte de l’electro biberonnée aux films d’horreur plus connus sous le nom de The Haxan Cloak, le nouveau LP de l’Islandaise raconte l’histoire d’une rupture amoureuse, personnelle et universelle.
Elle est là-bas, au loin dans la rue, la silhouette familière de ce que l’on quitte. C’est un sentiment déchiré, les chairs à vif, chiffonnées telles les célèbres poupées. L’ombre, incarnation de cette séparation brutale que nous n’osons jamais complètement ressentir. Que nous apaisons par d’heureux stratagèmes. L’alcool, le cinéma, les pleurs, les cris et le plus important de tous : la musique. Si la voix de Björk était une sensation, ce serait celle d’un déchirement en plein cœur, et des coups d’aiguille que l’on donne pour le refermer sans laisser une trace. Puissante, elle forme des sons qui ne laissent personne indifférent-e. Cette voix que l’on n’entendait jamais assez dans son album précédent, Biophilia, résonne à nouveau partout. Pure et orchestrale, elle prend enfin toute la place, se mêlant aux cordes, créant une harmonie parfaite entre les deux.
Björk fait taire toutes nos réticences à écouter encore un énième album de rupture. Si seulement Coldplay pouvait, une fois pour toutes, comprendre que l’amour n’est pas un thème inépuisable d’inspiration pour les arts, nos oreilles leur en seraient grandement reconnaissantes. Et pourtant, la grande dame des neiges qui mordent la peau, elle, fait tout péter. Elle raconte sa rupture avec Matthew Barney, l’artiste singulier à l’origine des films expérimentaux Cremaster. Elle déballe toute sa peine, ses organes écharpés, et ruine la blancheur immaculée du carrelage de la cuisine. Si certaines chansons sont marquées par une temporalité déclarée, neuf mois avant pour Stone Milket et onze mois après pour Notget, le reste semble se perdre dans les strates de l’immuabilité. Björk hurle sa douleur, et la nôtre avec.
« You fear my limitless emotions, I’m bored of your apocalyptic obsessions. »
L’ouverture de Vulnicura est une tempête. Le cœur se serre si fort dès les premiers instants de « Stonemilker » que l’on en reste interdit-e. Lorsque Björk a évoqué son nouvel album, elle insistait sur l’aspect « singer-songwriter » traditionnel et sans prétention du disque. En un mot : humble. Et cette humilité est tout ce qui fait de Vulnicura un album majestueux. La storyline est bel et bien classique, si banale que l’on en ricanerait presque : on s’aime, on se quitte, on souffre, on se relève. Mais nous ne rions pas, nous pleurons, nous vivons, nous ressentons. La voix de l’Islandaise vient se mêler à la production électro teintée de drum and bass et aux cordes sensibles toujours au bord de la falaise, prête à chuter. La poétesse est encore une fois accompagnée de son amie Anohni, artiste immense et surdouée, sur le morceau « Atom Dance ». Les deux plus belles voix de notre siècle réussissent l’exploit de faire imploser nos cœurs en rythme.
Björk est une femme entière. Et elle disserte sur ce que cela implique. Si Vulnicura est sans conteste un objet musical, conceptuellement, il va jusqu’à dépasser sa propre identité. Au fil des chansons se compose le portrait d’une femme contemporaine. Les genres identitaires se mélangent, les images aussi, elle est humaine, mère, amante, artiste, elle est l’origine d’un monde. Si brisée qu’elle soit, attifée de ses costumes de scènes loufoques, Björk n’a jamais été aussi nue et réelle que dans Vulnicura. Comme sur la pochette du disque, elle s’ouvre à nous, littéralement. Pour la première fois depuis longtemps, la chanteuse fait fi des artifices pour revenir à ce qui la compose, à ses couleurs primaires. Elle parle de l’universel et s’installe au plus près de nos vies. Vulnicura est une carte d’identité plurielle. À la douceur répondent les tambours de guerre d’Arca, qui résonnent ponctuellement sur « Black Lake », un entracte enragé de dix minutes au milieu de neuf morceaux dramatiquement orchestrés par Björk, dont les arrangements vocaux sont toujours aussi beaux.
« I refuse it’s sign of maturity to be stuck in complexity, I demand clarity either way. »
De toutes les artistes étiquetées « pop » dans notre culture, Björk est de loin la plus charnelle et érotique. Et ce depuis ses débuts. On se souvient des clips de « Pagan Poetry » ou de « Cocoon », véritables pièces d’art dépendantes de sa musique, ou du très beau « All Is Full of Love », réalisé par Chris Cunningham. Ces râles sexuels, cette ode sensuelle si chère à la musicienne, nous les retrouvons dans « History of Touches », le récit d’une dernière nuit d’amour. Et même dans la colère qui se fait entendre durant les huit minutes de « Family », la mère justicière qui pleure la mort de sa famille devient soudainement matriarche puissante et résiliente, à l’orée de la forêt de machines qui s’affolent, savamment harmonisées par The Haxan Cloak et Arca.
« Mouth Mantra » ponctue le disque à coups de sutures, celles que l’on te fout sur la bouche pour te faire taire. Et à la place du cri, nous avons le vacarme électronique. Par le rappel constant de ses incantations, la chanteuse touche à ce sentiment singulier, celui qui transforme la douleur en érotisme lattant, en complainte sublime et magnifiée. Cependant, Björk détruit les fondations d’un genre où les femmes sont des pleureuses, comme à l’Opéra, victimes de leur destin tragique. Si Björk était une héroïne antique, elle ressemblerait davantage à l’Antigone réécrite par Cocteau que celle de Sophocle. Celle qui est « née pour partager l’amour », décidée. Dans Vulnicura, l’artiste se libère de ses tourments, de cet amour mort. Elle a fini de lutter pour sa survie, elle s’anime par son supplice : « If I regret us I’m denying my soul to grow. Don’t remove my pain, it’s my chance to heal » (« Notget »). Björk fait de sa rupture amoureuse le renouvellement d’une structure narrative classique fatiguée, démodée. À la manière de Cocteau, l’Islandaise trouve dans son écriture les moyens de réduire la durée de la tragédie pour en exalter le plus important : le sentiment et la révolte. Comme l’écrit l’auteur français dans l’introduction à son Antigone : « À vol d’oiseau, de grandes beautés disparaissent, d’autres surgissent ; il se forme des rapprochements, des blocs, des angles, des reliefs inattendus ». Et la démarche du poète n’est pas le seul écho que les morceaux de Björk font à son œuvre. La plainte lancinante, les thèmes déclinés autour de cette femme seule et brisée évoqués dans Vulnicura nous rappellent La Voix humaine, ce monologue de post-rupture en un acte.
Si ce nouvel album est traditionnel en apparence, avec ses thématiques aussi vieilles que le monde, il est pourtant tout ce qu’il y a de plus contemporain. Vulnicura est un véritable objet d’avant-garde artistique où Björk s’autoréférence souvent. La continuité logique de ce qu’elle a entrepris depuis ses débuts. Alors que l’on s’acharne à analyser sa nouvelle création, Björk nous avait en réalité mâché le travail en amont. Magistralement produit, Vulnicura est certainement l’un de ses meilleurs albums depuis Vespertine. La science du langage et la sociologie familiale ne nous aideront pas à son écoute. Et lorsque les discours sont vains, nous le savons, il ne nous reste que la musique. Authentique, transcendante, mère de tous les maux.