Un voyage au cœur de nos solitudes avec Sully Prudhomme, et quelques autres artistes qui ont aussi passé de longues heures à disserter, enfermé-e-s dans la musique de leur âme. La playlist de la semaine sera hivernale ou ne sera pas.
Pour ceux qui préfèrent Spotify, c’est par là.
TAP TAP TAP TAP TAP
C’est toujours comme cela que ça commence. Il est revenu. Tu sens sa présence, ses petites pattes qui parcourent tranquillement quelques humeurs, pataugeant avec légèreté. Après son réveil, il arpente tranquillement les lieux, rongeant, grignotant sur son passage quelques bouts de toi.
Voilà des mois que cela dure, des mois que tu supportes presque chaque jour cette intrusion dans ton anatomie. Tu le sens bien, peu à peu, tes capacités intellectuelles te quittent, tu n’es plus bon-ne à rien, tu entraperçois ce qu’était ton intelligence jadis. Il n’en reste rien, ici, c’est un cimetière fait de tes chairs à vif.
Voilà des mois que cela dure, des mois que tu supportes cet écureuil imbriaque à l’intérieur de ta boîte crânienne, se repaissant de ton cerveau. Les solitudes te rongent et « il me semble que dans ces ténèbres, règne une douloureuse paix ». Tu étais heureux-se hier et te voilà bien déplorable aujourd’hui. Autour de toi, tout le monde s’active, tout le monde s’aime et fait semblant de vivre, alors que tel un vieillard infirme, tu passes ton temps à sentir les parfums d’autrefois. Cette tanière que tu t’es construite est une agréable douleur. Cuisante, déchirante, interminable. Tu ne te recueilles plus, tu t’isoles. Tu ne dors plus, tu bois. Tu ne vis plus, tu te souviens. Alors, un soir comme un autre (puisqu’ils se ressemblent tous), tu décides d’ouvrir un livre. Au hasard de ton geste, tu pioches les vieilles complaintes d’un homme esseulé à la plume soignée. Ces pages sentent comme les longues nuits d’hiver. Lorsque rien ne bouge, que les voix s’élèvent pour accompagner ta lecture, tu peux enfin faire la paix avec le vide qu’est aujourd’hui devenu l’intérieur de ton corps, de ton âme, grignotés par le rongeur imbibé. L’étendue des solitudes est grande et le vide dans ton cœur abyssal.
Silence et nuit des bois
Il est plus d’un silence, il est plus d’une nuit,
Car chaque solitude a son propre mystère :
Les bois ont donc aussi leur façon de se taire
Et d’être obscurs aux yeux que le rêve y conduit.
On sent dans leur silence errer l’âme du bruit,
Et dans leur nuit filtrer des sables de lumière.
Leur mystère est vivant : chaque homme à sa manière
Selon ses souvenirs l’éprouve et le traduit.
La nuit des bois fait naître une aube de pensées ;
Et, favorable au vol des strophes cadencées,
Leur silence est ailé comme un oiseau qui dort.
Et le cœur dans les bois se donne sans effort :
Leur nuit rend plus profonds les regards qu’on y lance,
Et les aveux d’amour se font de leur silence.
Les Solitudes, Sully Prudhomme, 1869.