Après une explosion de controverses dans le milieu vidéoludique liées au Gamergate, 2015 s’ouvre symboliquement sur la sortie de Life is Strange. Symboliquement puisque ce titre – dont le premier épisode est sorti le 30 janvier – n’a pas vu le jour sans difficulté. Comme certains de ses prédécesseurs, il a en effet l’incroyable audace de proposer un personnage principal féminin. Sexisme et jeux vidéo, la métamorphose est en marche, mais s’avère finalement très lente.
L’éruption Gamergate1 tend à disparaître des écrans radars. Lentement, mais sûrement, elle se dilue dans sa propre confusion, parfois entretenue. Pour celleux l’ayant manquée, petit rappel des faits : Zoe Quinn, développeuse de Depression Quest, a été mise en cause par son ancien petit-ami Eron Gjoni. Alors que son jeu se voyait promu à la vente sur la plate-forme Steam, en août 2014, ce dernier l’a accusée de l’avoir trompé avec plusieurs professionnels et journalistes du milieu du jeu vidéo pour en arriver là. Soit la classique accusation de promotion canapé. Selon ses dires – non vérifiables –, Quinn aurait voulu faire progresser sa carrière et obtenir des articles positifs. Après que la polémique ait commencé à prendre de l’ampleur, les pro-Gamergate soutiennent que c’est la déontologie du journalisme elle-même qui a été et est remise en cause. Pour d’autres, ce combat est un écran de fumée masquant avec difficulté une misogynie teintée de conspirationnisme. Démêler le vrai du faux entre campagnes Twitter plus que douteuses, harcèlements divers, instrumentalisation et incompréhension est alors devenu un vrai casse-tête.
De l’argument crédible à l’amalgame chaotique
En soi, la critique d’un journalisme spécialisé accusé de collusion et de conflits d’intérêts n’est pas forcément injustifiée ou condamnable. Ce que rappelle, entre autres, le journaliste William Audureau dans son compte-rendu de la controverse. Cette accusation – valide – à l’origine du Gamergate s’est en revanche vite vue dépassée par l’avalanche de problèmes de sexisme dans l’industrie, chez les joueurs-ses et dans les jeux eux-mêmes. Outre une accusation de départ spécifique, c’est une misogynie bien moins glamour que certain-e-s ont mis en avant sur les réseaux. Évidemment, les joueurs-ses ne sont pas une masse unique et indivisible de clones. Mais ce n’est pas là le problème. Par contre, si une rancœur relevant de la sphère privée envers Zoe Quinn tourne au harcèlement et à l’affrontement rangé, c’est au moins le subtil indice de l’existence d’un sacré souci.
Qu’une communauté de joueurs-ses soit « historiquement soudée par les attaques extérieures […] ou l’absence de reconnaissance artistique de ceux-ci », selon Audureau, est un fait. Que cette communauté considère tout ce qui est a priori extérieur à ses frontières historiques comme un « ennemi à abattre », c’est quand même plus discutable. Surtout lorsque l’on sait que lesdites frontières sont artificielles et construites à grand coup de stratégies marketing. Comme beaucoup d’industries, celle du jeu ne fait pas exception. Elle n’échappe pas aux classifications genrées et à ce qui rampe dans toute société patriarcale. Après tout, c’est bien connu, les filles – de préférences « jolies » – posent à côté de la borne, mais n’y jouent surtout pas. Alors se voir propulsées en protagonistes de jeux vidéo est donc encore moins envisageable.
Un espoir contrarié
Après une controverse ayant agi comme révélateur, on pourrait naïvement croire que les choses s’améliorent doucement. Que l’industrie travaille en coulisse à inclure plus de femmes, à être plus ouverte, plus progressiste. Que les affrontements ont laissé place à des discussions constructives, respectueuses et apaisées. Bref, que le débat, lorsqu’il en était un, a été utile d’une manière ou d’une autre. Mais si progrès il y a, il se fait plutôt discret.
La courte capacité d’attention d’Internet n’aide pas davantage à faire avancer les choses. Dans une confrontation aux nombreuses récupérations où chaque groupe blâmait l’autre, on pourrait penser que jouer au poisson rouge face à certains débordements est préférable. Mais premièrement, ces pauvres carassius auratus en ont marre qu’on leur mette cela sur le dos. Et ensuite, qu’il fasse encore les unes ou non, le très lent tournant pris par les jeux et les joueurs-ses nécessite que rien ne soit oublié. Particulièrement quand le problème est précisément « invisibilisé ». Dans ce contexte, que Life Is Strange, jeu au concept intéressant, ait failli ne jamais voir le jour pour cause de présence féminine à sa tête relève presque de la provocation.
Une histoire sans fin, sans Auryn ni Artax
Tu connais le cliché : « tout s’est déjà produit et se produira encore » de certains scénarios ? La réalité semble y coller un peu trop souvent. Lorsque l’on parle d’industries ayant connu et connaissant les mêmes travers que celle des jeux vidéo, on peut penser notamment aux comic books. Mais c’est le cinéma, son plus récent et proche cousin, qui donne l’exemple le plus parlant de ce phénomène de disque rayé.
Bien évidemment, l’ensemble de la société est marquée par des problèmes de sexisme récurrents, mais constater sa présence, toujours très forte dans un art bien plus installé que le jeu vidéo remet les choses en perspective. Les mêmes résistances d’une industrie essentiellement masculine, les mêmes levées de boucliers, les mêmes incompréhensions d’un cœur de vétérans ayant lutté pour accéder au rang d’art. L’ouverture n’y est pas vue d’un bon œil et on se la joue dragon gardant son trésor.
Une incompréhension a donc toujours régné des deux « côtés ». Les uns ont chaque fois l’impression de se voir imposer des manières de penser, d’être rabaissés (male bashing), voire menacés dans leurs libertés et identités ; tandis que les autres ne voient que des individus inconscients d’oppressions invisibles et les bénéfices d’une ouverture. Les extrémistes criant plus fort que tout ce beau monde, le spillover effect [effet d’entraînement, de débordement, ndlr] entre régulièrement en scène. Des points de vue inexacts influencent ou résument alors les positions du « camp opposé ». D’où les incompréhensions autour des féminismes quand certains n’y ayant rien compris hurlent sur d’autres encore moins informés. Ou lorsque des hashtags #notyourshield mal placés se trompent de combat. Ça et le fait que le sexisme est bel et bien vivace et regarde ce « match » en mangeant tranquillement du pop-corn.
Le déséquilibre des oppressions reste ainsi toujours présent pendant que l’énergie est gaspillée sans fin. Pour y remédier, les démarches visant à atteindre les sources des problèmes doivent être doublées côté féministes. Il faut non seulement annuler les fausses notions rentrées au marteau-piqueur dans la tête de certains, mais aussi ensuite véritablement argumenter en faveur de l’équité et de l’égalité. Même si une prise de conscience plus vaste semble voir le jour depuis quelque temps dans certains jeux, l’exemple du cinéma prouve que la stagnation menace. Les systèmes oppressifs étant extrêmement doués pour le recyclage et l’immobilisme2. Aussi, il est capital de répéter les choses autant de fois que le système lui-même tourne en boucle.
Une industrie à l’innovation timide
Or, il tourne en rond constamment. Life is Strange n’en étant que le dernier exemple en date. La prédominance des rôles masculins stéréotypés n’est presque plus à prouver aujourd’hui. Mais il y a une différence majeure entre passivement évincer tout un genre sexué et activement le mettre de côté. Si durant des décennies les femmes ont été considérées comme non-joueuses et donc (causalité minable) non-personnages, c’est une démarche différente lorsqu’un jeu est ouvertement refusé, car mettant en scène une femme. Ou bien lorsque l’on demande son remplacement par un homme. Peut-être que par le passé, ces demandes s’ébruitaient moins et qu’elles ne sont pas nouvelles. Ou que les quelques Lara Croft, Jade, Samus et autres Faith arrivaient à calmer les mécontent-e-s. Toujours est-il que cela nous reste en travers de la gorge aujourd’hui, et heureusement.
Aussi, lorsque le studio français Dontnod, à l’origine de Life is Strange, cherche un éditeur pour son précédent jeu, Remember Me, l’accueil est plus que glacial pour une raison majeure : son héroïne. Les femmes peuvent faire avec des héros masculins imposés, mais les hommes ne peuvent décemment pas s’identifier à un autre genre. Et comme le mythe d’une communauté exclusivement masculine persiste, les décideurs s’obstinent. Ainsi, on a pu voir Ubisoft se justifier de l’absence de femmes dans toute sa franchise Assassin’s Creed avec un raisonnement bien fallacieux. La société s’est rattrapée avec l’ajout d’une Élise dans un DLC [une extension de jeu, ndlr], tout comme Left Behind a été une addition saluée à un jeu déjà phénoménal sur le plan humain (The Last of Us). On se mouille, mais pas trop.
Quand le jeu n’est pas bloqué à la sortie par le peu de studios de production qui « osent » – Dontnod, Quantic Dream (Heavy Rain ; Beyond : Two Souls), BioWare (Mass Effect ; Dragon Age), etc. – il faut donc pallier le cruel manque représentation. La liberté proposée par la création de personnages dans les RPG ne compensant pas réellement cette politique rigide, même en 2015. Life is Strange a heureusement réussi à titiller l’intérêt de Square Enix,. Mais Jean-Maxime Moris, à la tête de Dontnod, a dû batailler pour cela et ne pas céder à l’argument imparable du « ce-doit-être-un-homme-sinon-ça-ne-marchera-pas » des autres firmes.
À l’inverse, il n’est pas question de tomber dans le systématisme d’un « il-faut-toujours-une-femme » et ainsi se précipiter dans l’ornière du matriarcat. C’est ce que précise le journaliste Maxime Pilard en usant des propos de Kayane, joueuse professionnelle. L’approche dédramatisante que préconise l’article semble d’ailleurs un peu légère et déconnectée des différentes dimensions du problème et de sa violence ponctuelle (autre exemple). Le fait de laisser le « scénario […] déterminer les personnages et non [agir sur] le principe d’une répartition strictement égale entre les sexes » peut sembler être un bon argument, sauf qu’il est hors sujet. Il n’est évidemment pas question d’atteindre un équilibre statistique strict, mais hormis certaines contraintes physiologiques, rien dans un scénario ne pointe a priori vers un sexe plutôt qu’un autre. Autrement, c’est dire que des raisons orientent vers l’un ou l’autre (ou un point du spectre des genres). Et donc dire que des qualités inhérentes et innées à chacun d’entre eux existeraient. Or ce n’est pas le cas. Cela étant, niveau caractéristiques physiologiques, les développeurs semblent étrangement intéressés par la physique des poitrines.
Jean-Maxime Moris précise lui-même que le genre du personnage principal « semblait simplement juste depuis le début du développement », signifiant – peut-être malgré lui – que cela tenait principalement à la sensibilité des créateurs-rices et aux influences que ces personnes peuvent avoir. Que le choix repose en somme sur leurs valeurs et leur subjectivité avec tout ce que cela implique de biais, sexistes ou non. Et si les gens à la création sont très rarement des femmes ou sont aveugles aux oppressions, ça n’aide pas exactement. L’espoir qu’exprime Kayane d’un changement déjà présent est donc justifié puisque certains jeux innovent. Mais un peu prématuré et insouciant aussi, tellement les problématiques restent omniprésentes et bien ancrées.
Des systèmes de pensée séculaires
Beaucoup de joueurs se sentent ainsi attaqués lorsque les véritables cibles sont les injustices d’un système dont tout le monde est victime. Et ce, même si les victimes n’en ont précisément pas conscience. N’oublions pas que les hommes sont aussi stéréotypés tout en restant dans une position de privilégiés. Selon les articles ciblant le sexisme rampant, les argumentaires peuvent parfois se faire maladroits. Mais c’est là toute la difficulté d’aborder le banalisé et l’invisible. D’un autre côté, le but n’est pas de déresponsabiliser les personnes qui – plus ou moins consciemment – reproduisent des schémas oppressifs, mais bien d’éviter des blocages d’opinions. La position féminine et féministe étant, jusqu’à aujourd’hui, bien ingrate quant aux conséquences et aux efforts à fournir face à des systèmes de pensée séculaires.
En attendant les prises de conscience, mettons-nous d’accord pour dire que ce début de mois a été assez nul et espérons une suite meilleure. Après tout, les joueurs-ses peuvent être volontairement horribles, peu importe leur genre. Cela en convaincra peut-être certain-e-s de la futilité de tracer des frontières et de construire des cases. Ou alors, on peut faire comme pour les poissons rouges et ignorer les faits pendant des années pour se donner bonne conscience.
1 Avertissement : les résumés de l’affaire Gamergate en français étant rares, le lien Wikipédia a été privilégié pour donner un premier aperçu de la controverse. Cependant la neutralité du site encyclopédique a été mise en cause étant donné le limogeage de cinq éditeurs-rices féministes ayant voulu prévenir une tournure pro-gamergate de l’article : The Mary Sue ; The Guardian ; Gawker. Il a depuis connu plusieurs versions, celle du 02/02/2015 semblant plus complète.
2 Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Elsa Dorlin, Presses universitaires de France, 2008.
Photo à la Une : Life is Strange, 2015. © Dontnob / Square Enix