La prolifération de visages masqués sur les écrans vous a peut-être mis-es sur la voie. L’heure est aux reboots, aux préquelles, à la reprise, même pour les super-humains. La nostalgie aurait-elle envahi l’industrie cinématographique ? Face à cela, on observe des fans parfois lassés devant l’exploitation commerciale de leurs souvenirs, d’autres enchantés par le retour de leurs héros et héroïnes. Mais multiplier les productions a-t-il permis de gagner en qualité et en diversité ? En détails et inclusions ? En formes et couleurs ? Pas sûr.
Dernièrement, l’univers des comic-books s’étale toujours plus sur grand écran. De la trilogie Spiderman à son reboot, des Avengers aux parcours individuels de Hulk, Iron Man, Captain America ou à l’univers des X-Men, toutes les franchises y passent. Tout le monde y va de son Flash, de ses Watchmen ou en appelle au Chevalier noir. Le phénomène n’est pas nouveau, Star Wars va joyeusement — ou pas – fêter sa troisième trilogie signée Disney. Le Seigneur des Anneaux, lui, a tiré sur la corde autant que possible. À chaque fois, il s’agit d’appliquer la recette d’une bonne communication 360 ° : jeux-vidéo, bandes dessinées, romans ou goodies… pour finir par un reboot forcément génial qui relancera la machine. Mais pour quels résultats ?
Personnages incarnés ou illusion d’optique
Comment peut-on faire d’un personnage une coquille vide ou le pinacle de l’héroïsme ? Comment réussir à contenter les fans d’une franchise ? Est-ce possible d’être inattaquable quand on produit un personnage de fiction ? Répondre requiert, lors de la mise en place du processus créatif, d’entrer dans le royaume des détails. Premier pas qui malheureusement n’est pas toujours réalisé. Ensuite, il s’agit de déterminer ce qu’il est nécessaire de privilégier. Et là, tout le monde se saute à la gorge : bienvenue dans le monde merveilleux de l’adaptation.
D’un côté, certains gardent – parfois jusqu’à l’absurde – des attentes précises : une volonté de reproduire un passé, un héritage, une tradition, sans rien toucher à ce qu’ils considèrent comme un mythe. De l’autre, il existe le risque de ne pas rencontrer les attentes d’un renouveau et de se faire reprocher un manque de diversité et de profondeur. Ajoutez à cela la plaie qui gangrène majoritairement les fabriques de vengeurs masqués, son manque de représentativité, et vous obtiendrez un très mauvais remake. Parce que lorsqu’il est question de « représenter », certains auteur-es tendent à oublier la différence entre rendre visible et rendre tangible. Et employer des mécaniques plus ou moins connues (« faire le job », « délivrer le produit ») sans se pencher sur ce qui fait que des personnages arrivent à parler physiquement et psychologiquement à des publics très variés est une erreur.
Quoi que les uns ou les autres en disent, il reste cependant difficile de mettre le doigt sur ce qui constitue une adaptation réussie ou une reprise grandiose. De même, il est parfois compliqué de déterminer ce qui caractérise un personnage crédible, dont on a rendu les réflexions et les actions palpables et respectueuses. Dans les deux cas, l’originalité et l’innovation – bien qu’étant des paris risqués, notamment financièrement – font partie de l’alpha et de l’oméga d’éventuelles réussites. Recycler sans cesse l’ancien peut incontestablement générer de grandes œuvres, mais le faire indéfiniment ne peut mener qu’à l’épuisement ou l’asphyxie. Pire, au sentiment que l’identité de cette héro-s-ïne s’est dilué dans ses centaines de doubles. Cela est d’autant plus problématique lorsqu’il s’agit de représenter des groupes socialement opprimés et que l’on tente de le faire en proposant une déclinaison blafarde d’un personnage cent fois repris. Presque à chaque fois, on retrouve un homme à la peau pâle, à la culture et à la personnalité photocopiées.
Dans cette logique, proposer une Spider-Woman, un Spiderman afro-américain latino (Miles Morales), refiler l’ancien costume de Cap au Faucon (Samuel Wilson) ou même envisager une team Avengers entièrement féminine, serait bienvenu. Envisager des héros – et surtout des héroïnes – totalement neuves-fs, éminemment complexes tout en restant proches des publics, serait encore mieux.
Des décennies de diversités chancelantes
Le manque de diversité des univers comics est un problème que l’on a déjà tenté de résoudre. Après des personnages autres que blancs – mais caricaturaux – aux origines, les touches de diversités au sein des cases ont commencé à modestement se multiplier avec l’évolution des sociétés dans les années 1960 et 1970. Héros latinos ou noirs, souvent limités à des rôles secondaires, ont eu pour mérite d’exister et d’agir comme autant d’échos aux mouvements sociaux de l’époque. Malgré cela, on a pu assister à un freinage d’urgence suivi d’un retour en arrière depuis les années 2000 avec un come-back massif des héros blancs emblématiques. En cause, la panique d’une industrie en perte de vitesse qui cherche à redorer son image grâce à des « valeurs sûres », comme le rappelle Jean-Paul Jennequin, spécialiste comics.
Malgré l’existence salutaire de ces ébauches de diversité, toutes ces réinterprétations de personnages gardent un point commun : elles sont quasi systématiquement masculines et hétérosexuelles. Femmes, ethnies « minoritaires » et communautés LGBTQ restent ainsi souvent en marge des productions. Et puis, une identité, une personnalité, c’est aussi un peu plus qu’une apparence et c’est bien toute la problématique des dernières initiatives en date. Si Thor devient une femme ou si Wonder Woman s’émancipe sur grand écran, seront-elles également pour autant vraiment représentées ? Auront-elles la complexité, la profondeur et l’espace qu’elles méritent en tant que personnages autonomes ou seront-elles là pour la forme, seulement en apparence ? En somme, ces « nouvelles » figures sont-elles vraiment nouvelles ou les pâles photocopies féminines de « héros-en kit » qui existaient déjà ?
De la même manière qu’il ne suffit pas d’injecter énormément d’argent et d’effets spéciaux derniers cris pour réaliser une bonne fiction, la féminisation de certains personnages ne doit pas conduire à un portage pur et dur des héros masculins sous des traits féminins. Cela reviendrait non seulement à cracher à la figure de tous ceux qui se placent hors de ces systèmes binaires, mais aussi oublier que chacun n’est pas uniquement défini par son sexe physiologique ou son apparence.
Démocratisation, capitalisme et univers parallèles
L’engouement pour l’univers des comics ne cesse de se confirmer ; pour preuve, un calendrier cinématographique extrêmement chargé pour les années à venir (Marvel a de quoi s’occuper jusqu’à 2029). Il apparaît donc urgent de se pencher sur les représentations proposées au cœur de cette démocratisation. Mais qui dit démocratisation, dit publics divers. Et qui dit publics divers, dit potentiel paradoxe entre un ciblage « grand public » et une représentation fidèle de la diversité des sociétés. Tout ceci génère une tension d’un point de vue rentabilité, entre le désir de ratisser large et la nécessité de contenter chaque personne. Plus que cela – au-delà de la classique opposition entre commercial et artistique ou anciens et nouveaux fans – ce fameux « comment ? » appelle à se pencher sur les détails, la qualité, l’authenticité, la justesse et la profondeur des représentations proposées à des spectateurs exigeants.
La diversité, en premier lieu ethnique, revient donc à la vie après un bug de l’an 2000 assez rude côté créativité. D’autres avancées convergent avec ces changements, comme les nouvelles politiques des grands éditeurs concernant les femmes ou les communautés gay et lesbiennes. On pourrait même aspirer et espérer qu’au physique et aux apparences s’ajoutent des considérations éthiques et psychologiques en faisant des parangons de justice pour tous. Dans les comic books – avec un temps de retard au cinéma – il se pourrait ainsi que l’on passe de quotas minimums « visibles » à une diversité intégrée multiple, pour le meilleur comme le pire.
Mais l’équilibre n’en est pas moins difficile à trouver. N’oublier ou n’offenser personne peut devenir une gageure ou un casse-tête. Les échecs sont possibles et acceptables, ne rien essayer l’est beaucoup moins. Surtout lorsque bien représenter un groupe relève plus fréquemment du bon sens et de la communication avec les premiers concernés. Ces minorités réclament les cadres de leur propre visibilité depuis un certain temps déjà, et il serait intéressant d’enfin leur répondre. De préférence sans employer des psychologies ou sociologies bancales, fruits d’un manque d’imagination, d’audace ou de « réalisme ». Viser une nouvelle niche d’audience pourrait par ailleurs rapidement devenir une simple extension mécanique de franchises fatiguées. Séduire ces contre-publics se révélerait alors comme une excellente stratégie marketing, et c’est bien là ce qu’il faudrait éviter.
Des lueurs d’espoir en éclaireurs
Il est important de ne pas peindre un tableau trop négatif de la situation. Des changements sont à l’œuvre et certains sont même très bons. Un exemple d’une représentation réussie de cette nouvelle politique Marvel, entre autres ? Une jeune fille du même nom : Ms. Marvel. Bien que ce personnage ait existé auparavant, il a récemment connu une nouvelle incarnation ancrée dans un monde avec des difficultés réelles, voire quotidiennes. Héroïne principale de son propre comic book, la jeune Kamala Kahn est américaine, vit dans le New Jersey, a des origines pakistanaises, une famille musulmane, des parents vieux jeu, un frère pratiquant et obtient des pouvoirs de métamorphose via un brouillard plutôt louche. On est loin de la Miss/Ms. Marvel représentée comme une femme blonde aux cheveux longs, à forte poitrine et à la taille aussi fine que son background.
De problématiques potentiellement universelles à des soucis très spécifiques aux intersectionnalités de l’adolescence, elle mène son propre parcours du combattant dans une société pas toujours ouverte. À la fois hors normes et comme tout le monde, Kamala incarne autant un retour aux sources du principe des super-héroïnes qu’une affirmation de l’unicité de chacun-e. L’ancienne Ms. Marvel, avec sa plastique stéréotypée, ne doit pas être perçue comme plus ou moins valable, l’important étant la diversité des détails et de la psychologie de chacun-e.
On peut féliciter Marvel pour ces initiatives positives. Qu’il s’agisse de Kamala en stand alone ou encore des projets de films mettant en avant Black Panther (projet ressuscité d’entre les morts), A-Force (un comics dédié à des Avengers au féminin dans le cadre de Secret War) ou encore Captain Marvel (version Carol Danvers of course), pour lequel Angelina Jolie est pressentie à la réalisation, les idées novatrices ne manquent pas.
Il est possible de constater une autre réussite en termes de diversité « enrichie » au sein d’une série – spin-off de l’univers Captain America – allant s’ajouter au Marvel Cinematic Universe. Il s’agit d’Agent Carter (2014). Au fil de ses huit épisodes, Hayley Atwell entre dans la peau de Peggy Carter, agent secret du SSR ayant croisé la route et les sentiments de Cap sur grand écran. Avec force, humour, classe et efficacité, Peggy Carter pâlit au manque de figures féminines et propose un personnage tangible se heurtant au machisme ambiant d’une branche des services secrets des années 1940.
De son côté, Netflix s’allie à Marvel pour le projet d’une future série A.KA. Jessica Jones avec dans les rôles principaux Kristen Ritter et Carrie-Anne Moss. Chez DC, bien que Wonder Woman soit une des héroïnes principales, on attend toujours un film lui proposant autre chose que de se retrouver dans le décor d’un Batman vs Superman. Une série Supergirl devrait également voir le jour sur la chaîne CBS. Si l’on ajoute à ça le fait que dans les coulisses, les postes importants connaissent aussi quelques changements — avec par exemple des réalisatrices aux commandes de blockbusters… on peut affirmer que l’espoir est permis.
Reste à savoir si la construction des personnages se souciera d’éviter les écueils des stéréotypes genrés. Ou si l’originalité potentielle de ces adaptations sera en mesure de compenser des décennies d’inégalités. Avec une prise de conscience – légèrement – plus large survenant dernièrement, on pourrait penser que l’on arrive enfin au bout de siècles d’efforts. Pourtant, l’inertie phénoménale des industries et les rangées d’opposants montant au créneau face à des idées originales sont des raisons suffisantes pour l’affirmer et le répéter : il n’est pas encore temps de poser les armes.
Pour aller plus loin :
- Les femmes dans les comics
- Féminisme à deux balles, par The Lesbian Geek Blog
- Le problème des femmes et des comics, par PoisonFanny
- Sexisme et féminisme aux prises de la pop culture, par Lou Zwingel
- Du héros aux super héros. Mutations cinématographiques, Claude FOREST (éd.), 2009
- Dossier : Femmes dans la bande dessinée, par A. S, Sari Kouvo, Sévérine Dusollier
- La sexualité dans les comics, par The Riddler
- Le magazine Ah ! Nana : une épopée féministe dans un monde d’hommes ? par Virginie TALET
- Le sexisme dans la bande dessinée, par Annick Riani