Aujourd’hui, nous soutenons la Journée internationale des droits des femmes à travers les portraits d’Ada Lovelace, Martha Graham, Pina Bausch, Shirin Neshat, Kishwar Desai, Jacqueline Audry, Christine de Suède et Billie Holiday.

 

En ce 8 mars 2015, jour de lutte pour les droits des femmes, tu auras énormément de raisons de t’agacer. Bien souvent, sous le couvert d’une  mise en avant de l’importance des femmes au sein de nos sociétés et de l’urgence de pallier les inégalités et injustices dont elles sont encore quotidiennement victimes, certain-e-s répondent par une autre forme de sexisme. Par exemple, avec l’alternative faussement sympathisante de l’inversement des rôles – que ce soit dans la presse ou à la télévision – pour 24 heures. Une démarche qui met en valeur le trou noir dans lequel sont aspirées les femmes à des postes considérés comme traditionnellement masculins les 364 jours de l’année restants.

Cette date doit absolument s’immiscer dans nos têtes et nos calendriers comme un symbole et non comme une solution ponctuelle. Il est toujours bon de se rappeler que nous n’aurions pas besoin d’un 8 mars si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Que ce jour serve surtout à désigner les problèmes qu’il nous reste à affronter, encore vivaces et bien réels en 2015. Mettons en avant ces femmes, ces minorités silencieuses, ces êtres humains à qui il est encore si facile d’ôter la parole. À travers les portraits d’Ada Lovelace, Martha Graham, Pina Bausch, Shirin Neshat, Kishwar Desai, Jacqueline Audry, Christine de Suède et Billie Holiday, faisons honneur à celles qui avaient, ont et auront à jamais une importance capitale dans l’évolution positive des mentalités et de nos sociétés.

 

Ada Lovelace

Première programmeuse informatique

Portrait d’Ada Lovelace, Alfred Edward Chalon, vers 1840.

Le mythe de l’inventeur-rice isolé-e a la peau dure. L’illusion que l’histoire est jalonnée uniquement d’hommes aussi. Alors, lorsque l’on pense aux prémisses de l’informatique, Alan Turing vient souvent en tête de liste. Rarement Ada Lovelace. Et pourtant, la fille de Lord Byron précède d’un siècle le génie anglais. Malgré les oppositions de l’époque, passionnée par les nombres, elle se déclare analyste étudiant les « sciences poétiques ». Sous sa plume naît le premier programme informatique pour calculateurs mécaniques. Ce sont ses notes qui marqueront les travaux de Turing. Mais son nom, lui, reste encore absent des manuels d’histoire.

 

Pina Bausch & Martha Graham

Dansez, sinon nous sommes perdu-e-s

Portrait de Pina Bausch, 1967. © Walter Vogel et Portrait de Martha Graham. © Cris Alexander/Martha Graham Dance Company

Deux femmes ont marqué durablement l’histoire de la danse du XXe siècle : Pina Bausch et Martha Graham. L’une a fondé le Tanztheater en 1973 à Wuppertal, en Allemagne. Son théâtre se danse souvent les yeux fermés, et les évocations vont et viennent comme on se sort d’un songe. L’autre a inauguré l’ère de la Modern Dance aux États-Unis, imposant sa signature entre expressionnisme, formalisme angulaire, maîtrise et affirmation d’une identité américaine en rupture avec le Vieux Continent. Toutes deux ont éclairé notre avenir et changé pour toujours l’expression du corps féminin à travers la danse. Le mouvement chez elle un message d’espoir, sans jamais perdre de sa grâce : il vient en aide à celles et ceux qui ne trouvent plus les mots.

 

Kishwar Desai

La résistance littéraire

© DR

Dans les polars de Kishwar Desai, la frontière entre fiction et réalité est minime. Cette journaliste indienne utilise le roman policier pour que ses lecteurs-rices prennent conscience de l’abominable réalité de la condition féminine en Inde, où les violences et les crimes restent presque toujours impunis. Elle a rencontré des centaines de femmes qui lui ont confié les atrocités subies au quotidien. Dans un pays où être femme est considéré comme une malédiction, nombreuses sont les filles qui sont tuées dans le ventre de leur mère ou à la naissance, violées jusqu’à ce que mort s’ensuive, enfermées dans des hôpitaux psychiatriques… Kishwar Desai part de faits réels pour construire de puissantes intrigues. Dans son premier roman, Témoin de la Nuit (Éditions de l’aube, 2013), Simran Singh, travailleuse sociale célibataire et décomplexée de 45 ans, enquête sur le massacre d’une famille dont Durga, une jeune fille de 14 ans, est l’unique survivante. L’ouvrage a été traduit dans plusieurs langues et a reçu de nombreux prix.

 

Shirin Neshat

Photographier pour dépasser les stéréotypes culturels

Rebellious Silence, 1994. © Cynthia Preston/Shirin Neshat

Entre attachement indéfectible à sa culture et refus de se soumettre à l’intégrisme islamique, Shirin Neshat filme et photographie la difficulté d’être une femme musulmane. Née en 1957, elle quitte l’Iran quelques années avant la révolution islamique de 1979 pour partir vivre aux États-Unis. En 1990, lorsqu’elle retourne pour la première fois dans son pays, elle se retrouve confrontée à une régression sociale qui la bouleverse. Depuis, son univers artistique dénonce la dictature islamique subie par les Iraniennes, tout en valorisant leur culture musulmane, inhérente à leur identité. Dans une interview accordée au magazine Elle en avril 2011, elle expliquait : « Je dois à la fois lutter contre les stéréotypes concernant mon pays, et lutter contre mon propre gouvernement ». Son œuvre artistique nous invite à questionner les sociétés actuelles pour ne jamais accepter aucune forme de dictature.

 

Jacqueline Audry

Réalisatrice féministe à l’ère de la misogynie cinématographique

© DR

Quelle injustice d’avoir fait sombrer une femme de son envergure dans l’oubli. Aucun livre d’histoire du cinéma ne la cite, ou sinon ne l’évoque qu’à peine. Cinéaste française au temps de l’après-guerre, Jacqueline Audry a pourtant réussi le pari d’insuffler un courant féministe dans un cinéma commercial et misogyne. Très jeune, elle décide de devenir réalisatrice, maîtresse femme de son destin et de son image. « Ce n’est pas devant la caméra que je veux être, mais à côté, comme ce monsieur qui décide de tout » affirme-t-elle, en observant d’incrédules starlettes se dandiner devant l’objectif d’un réalisateur omnipotent. Le cinéma est-il l’apanage des hommes ? Pas si sûr. Elle ne se décourage pas, enchaîne les métiers dits « féminins » (scripte, assistante) puis finit par réaliser son premier long-métrage. Le plafond de verre se craquelle dès 1945. Elle se réapproprie Les malheurs de Sophie, le classique de la Bibliothèque rose, en permettant à Sophie d’échapper à son destin d’enfant soumise. Suivent Olivia, ou la subtile transgression des amours saphiques ; Gigi, Minne et Mitsou, les adaptations des romans de Colette ; La Garçonne, Le secret du chevalier d’Éon, Fruits amers… Toutes ses œuvres sont comme autant de fleurs ardentes dont le parfum caustique devrait se diffuser bien plus qu’une seule journée. Laissons-la enfin exister !

 

Christine de Suède

Trouble dans les genres

La reine Christine de Suède à cheval, par Sébastien Bourdon, 1653.

L’histoire ne manque pas de personnages féminins intrépides, pourtant, peu sont aussi fascinants que Christine de Suède. Celle que certain-e-s appellent la « reine-garçon » et qui se demandait « quel crime [avait] commis le sexe féminin pour être condamné à la dure nécessité d’être enfermées toute leur vie ou prisonnières ou esclaves » n’a cessé de passionner les historien-ne-s. Dès le jour de sa naissance, Christine fut l’objet de déceptions. Alors que ses parents attendaient un petit garçon, la pilosité apparemment excessive de leur nouveau-né ne les trompa pas longtemps : il s’agissait bien d’une petite fille. Tout au long de sa vie, la Reine Christine, avec son caractère irrévérencieux, son goût pour le libertinage, son érudition, sa masculinité assumée et son non-conformisme religieux, a posé la question des genres, et ce dès le XVIIe siècle. Les commentaires sur sa virilité, ses choix vestimentaires, sa possible bisexualité ou son saphisme, et sa vie de nomade, libérée des contraintes du pouvoir, font d’elle une figure essentielle en ce qui concerne la remise en cause des genres sociaux. En son temps, elle faisait déjà la constatation suivante : « Il y a des hommes qui sont aussi femmes que leurs mères, et des femmes qui sont autant hommes que leurs pères, car l’âme n’a point de sexe ».

 

Billie Holiday

Lady Sings the Blues

Billie Holiday au Downbeat club, New York, 1947. © William P. Gottlieb/Library of Congress

La vie de Lady Day ressemble à un roman. Descendant d’une génération de femmes devenues mères bien trop jeunes, Billie Holiday a passé sa vie à lutter pour se faire une place ; celle que sa mère Sadie, pauvre, noire et illettrée dans une Amérique divisée par la ségrégation raciale, et sa grand-mère esclave dans une plantation en Virginie, n’ont jamais pu avoir. Violée, battue, prostituée dès son plus jeune âge, c’est avec culot que Billie fonce tête baissée dans la vie pour sortir des cases que certain-e-s semblent avoir injustement tracé autour de son avenir.  Malgré ses addictions à l’alcool et à la drogue, sa propension à vouloir se faire aimer par ceux qui n’avaient de cesse de la rosser de coups au corps et au cœur, elle reste un exemple de courage et de résistance. À l’âge de quinze ans, elle se renomme elle-même Billie Holiday pour enfin détruire le nom qui appartenait au maître de la plantation où travaillait sa grand-mère. Sous l’étendard de Strange Fruit, première véritable protest song pour les Afro-Américain-e-s, symbole et hymne de la lutte contre le racisme, la ségrégation et l’ignorance, celle qui incarne l’âme du blues a passé sa vie à dénoncer l’horreur d’une réalité parfois trop vite oubliée. Là où la voix de Billie résonne, les gardénias fleurissent.