Rachel Bloom est comédienne, chanteuse, autrice, actrice, doubleuse et parolière. S’il lui arrive parfois de maltraiter quelque peu les princesses Disney dans ses vidéos YouTube, elle est surtout adepte de la parodie, un genre qui lui permet de faire rire, tout en dénonçant de bien tristes réalités.
Alors que les comédiennes humoristes américaines semblent fleurir sur YouTube (de Whitney Avalon à Hannah Hart, en passant par Grace Helbig ou Live Prude Girls) et à la télévision (Kristen Schaal, Chelsea Peretti, Jessica Williams, Jenny Slate et bien d’autres), il nous était impossible de ne pas aller à la rencontre de l’une d’entre elles. Artiste multifonction, Rachel Bloom a certainement plus d’options que le célèbre couteau suisse de MacGyver.
D’abord repérée en 2010 grâce à sa vidéo Fuck Me, Ray Bradbury, une ode très osée à son écrivain préféré, la talentueuse jeune femme a continué à faire parler d’elle sur la Toile. En 2013, le clip animé de Historically Accurate Disney Princess Song crée un nouveau buzz et lui permet de se faire un nom et une réputation. Féministe engagée, prônant l’art de la parodie comme moyen d’expression et de dénonciation, Rachel Bloom est aussi une performeuse expérimentée. L’année suivante, grâce à ses prouesses sur Internet qui lui ont permis d’agrandir encore un peu plus son champ d’expérimentation, elle se voit offrir la chance de tourner un pilote (réalisé par Marc Webb) pour sa série Crazy Ex-Girlfriend, qu’elle coécrit avec Aline Brosh McKenna.
Des couloirs de la chaîne Adult Swim (en tant que scénariste et doubleuse pour Robot Chicken) à ceux de The CW (showrunneuse de Crazy Ex-Girlfriend) et Netflix (doubleuse pour BoJack Horseman), Rachel Bloom est loin d’en avoir fini avec son public. Elle a encore beaucoup de choses à dire et, surtout, à chanter. Rencontre avec une entertaineuse à la fantaisie contagieuse.
Avant de parler de ta carrière de comédienne, dis-moi quel lieu dans ton parcours t’a profondément marquée.
Un des endroits les plus importants pour moi est Disneyland. Quand j’étais petite, j’avais un pass pour l’année et c’était le seul lieu où je me sentais à ma place. J’étais la fille un peu bizarre à l’école, mais qui s’épanouissait à Disneyland. C’est un fait qui a vivement participé à nourrir mon imagination et ma vie fantasmée. J’avais déjà pas mal d’amis imaginaires et je passais des heures à me déguiser dans ma chambre. Disneyland était un autre endroit où je pouvais faire semblant d’être quelqu’un d’autre.
En parlant de Disneyland, personnellement, je t’ai découverte avec Historically Accurate Disney Princess Song. J’ai trouvé ça carrément osé et incroyablement bien ficelé. Il y a de nombreuses références, et pas seulement aux princesses de Disney, mais aussi à la mécanique des studios elle-même ou à Princesse Clara dans Drawn Together, et bien d’autres. Quelle a été la réaction du public ?
Le truc marrant, c’est que depuis que j’ai posté cette vidéo en 2013, beaucoup de choses montrant les princesses Disney de façon plus réaliste ont débarqué sur le Net. Le plus souvent, c’est en rapport avec leur poids – qu’en serait-il si, par exemple, Ariel n’avait pas l’air anorexique ? Cette façon de repenser les princesses de manière plus réelle est aujourd’hui à la mode. À l’origine, cette chanson était un morceau que j’avais écrit à la fin de l’année 2011 et que j’interprétais sur scène. Quand Daniel O’Brien du site Cracked.com l’a entendue, il m’a dit : « Il faut que tu nous laisses faire un dessin animé ! » Et à sa sortie, les réactions ont été extrêmement positives ! À vrai dire, c’est grâce à cette vidéo que j’ai eu la possibilité de faire le pilote de Crazy Ex-Girlfriend pour Showtime (finalement, la chaîne n’a pas donné suite, et c’est aujourd’hui The CW qui diffuse le show, ndlr). Pareil pour la scénariste Aline Brosh McKenna, elle a vu la vidéo sur Jezebel.com et a tout de suite voulu que l’on se rencontre pour discuter d’une série musicale.
Autre succès sur la Toile, ta vidéo Fuck Me, Ray Bradbury, publiée quelques années plus tôt et mise à l’époque en page d’accueil du site Funny or Die. Comment t’es venue l’idée de cette chanson et de ce clip, et à quel point cela a-t-il changé ta vie ?
Lorsque j’ai écrit ce morceau, je sortais d’une rupture douloureuse avec une personne très intelligente mais, à bien des égards, robotique émotionnellement. Cet été-là, je lisais mon livre préféré, Chroniques martiennes, et cela m’a soudainement frappée : le style, l’écriture de Ray Bradbury était tout ce que je cherchais chez un homme. Il écrivait sur des concepts aussi pointus que le voyage spatial ou la dystopie et les utilisait comme toile de fond pour explorer l’humanité. Alors je me suis dit : « C’est l’homme parfait pour moi. »
Ce clip a complètement changé ma vie. Au début, c’était censé être un sketch un peu différent, qui pourrait éventuellement me permettre de m’établir en tant que comédienne. Mais l’enthousiasme féroce des gens m’a ouvert la voie pour faire encore plus de vidéos musicales. Ça m’a permis, en quelque sorte, de déposer ma marque, ma patte. Il m’a également permis de trouver des personnes pour me représenter – un agent et un manager –, ce qui est, pour une jeune artiste, le chaudron d’or au bout de l’arc-en-ciel.
Quelle a été la réaction de Ray Bradbury ?
Il a adoré ! Tu peux googler « Ray Bradbury reaction to Fuck Me, Ray Bradbury » et trouver une image de lui en train de regarder la vidéo. Surtout, ce sketch m’a permis de le rencontrer, et ça, c’est absolument fantastique. (L’écrivain est malheureusement décédé peu de temps après, en juin 2012, ndlr.)
Qu’est-ce que tu aimes tant dans la science-fiction pour lui faire une telle déclaration d’amour ?
Mes goûts littéraires gravitent autour de ces grands concepts dont je te parlais avant. La SF est la quintessence de cela. Elle crée de nouveaux mondes à partir de rien, et j’ai toujours trouvé cela fascinant. C’est la même chose pour les romans de fantasy. Un truc marrant à savoir, c’est que Ray Bradbury ne s’est jamais considéré comme un auteur de SF, il se voyait plutôt comme un auteur de fantasy car, pour lui, la plupart de ses histoires « ne pourraient jamais se réaliser ». Je ne l’ai appris qu’après avoir fait la vidéo, lorsque nous nous sommes rencontrés.
Tu écris beaucoup, et je suppose qu’avec le temps, ta manière de faire a évolué. Y a-t-il des choses qui changent dans ton processus créatif selon le medium que tu utilises ?
Ma façon d’écrire change effectivement en fonction du medium. Je n’écris pas de la même manière quand je crée pour la télévision ou quand j’invente une chanson. Mais dans un cas comme dans l’autre, peu importe sur quoi j’écris, j’ai besoin d’établir l’idée générale et la structure avant de rentrer dans les détails.
Pour prendre un cas précis, quand je monte une vidéo musicale, je vais d’abord commencer par écrire le morceau et m’assurer qu’il est impeccable. Je peux aborder l’exercice de parolière de multiples manières, mais je commence généralement par fixer un genre ainsi que la catchphrase. Ensuite, j’inclus la chanson dans un scénario et je prévois l’intégralité de la vidéo jusqu’à la dernière seconde.
Tu as travaillé pour la chaîne américaine Adult Swim (qui a diffusé le génialement bizarre Too Many Cooks en 2014). Comment s’est passée cette expérience ?
Cette chaîne exploite vraiment le meilleur de l’esprit de la comédie alternative. Sa manière de faire est unique. Quand tu bosses pour elle, tu as vraiment le sentiment d’avoir une liberté de création totale.
Tu as fait beaucoup de doublages. Comment ce travail complète-t-il celui de comédienne ? Est-ce quelque chose que tu fais seulement pour t’amuser ou cela a-t-il une plus grande importance pour toi ?
À notre époque, la plupart des comédien-ne-s sont aussi des auteurs-rices et des acteurs-trices. Un travail créatif est un travail créatif, peu importe d’où il vient. En même temps que j’écris et que je me produis sur scène, je passe toujours activement des auditions. Donc pour moi, faire du doublage correspond tout à fait à ce que je veux faire de ma vie. Pour utiliser un peu le jargon de l’industrie, mes collègues et moi-même sommes des multihyphenates, c’est-à-dire des personnes qui essayent d’avoir des activités créatives différentes. Par exemple, j’ai fait les voix d’Ariel et April O’Neil dans Robot Chicken, série pour laquelle j’ai été scénariste. C’est cette fonction qui m’a permis d’accéder à ces rôles. Tous ces boulots, qu’ils soient dans le jeu ou l’écriture, sont entrelacés.
L’année 2014 a été plutôt incroyable pour toi. Tu as été citée par Cosmopolitan comme l’une des treize comédiennes à suivre, et d’autres sites généralistes, comme Time Out ou Variety, ont aussi parlé de toi…
2014 a en effet été une année particulièrement folle puisque j’ai aussi créé et joué dans le pilote de Crazy Ex-Girlfriend pour Showtime. On l’a filmé en octobre 2014. Et même si Showtime ne désire plus en faire une série, nous attendons de voir si une autre chaîne pourrait éventuellement être intéressée. (À peine un an après cette interview, beaucoup de choses ont changé pour Rachel Bloom. Après avoir été refusée par des dizaines de chaînes, sa série a finalement tapé dans l’œil de The CW. La première saison lui a permis de remporter un Golden Globe pour son rôle dans le show, et une deuxième saison est actuellement en préparation, ndlr.)
Pourquoi la parodie est-elle ton moyen d’expression favori ?
J’aime avoir une structure bien définie afin d’exprimer mes nouvelles idées. Ça m’aide à organiser mes pensées de façon optimale… Et puis, ce genre permet de se concentrer sur des thématiques positives, tout en explorant des sujets très sombres. C’est cette juxtaposition entre la lumière et l’obscurité qui m’intéresse vraiment en tant qu’artiste. Par exemple, la chanson des princesses Disney, qui habituellement transmet un message joyeux, expose dans mon cas les horreurs du Moyen Âge.
Justement, dans ton travail, ce décalage est surtout créé par la musique. À quel point cette dernière est-elle importante pour toi ?
Ma première passion était la comédie musicale. C’était mon premier crush pour ainsi dire. Du coup, écrire des chansons me permet de me détacher de moi-même et de creuser pour exploiter un aspect émotionnel de ma personnalité beaucoup plus profond. L’écriture de chansons est toujours présente dans mon subconscient.
Rachel Bloom interprétant la chanson Pictures of Your Dick au Cafe Club Fais Do-Do, à Los Angeles, le 20 juin 2012.
Quelles œuvres artistiques ont inspiré ton travail ?
Au cours de ma vie, j’ai été inspirée par Mel Brooks, les Monty Python, Tina Fey et les gens derrière South Park (Trey Parker, Matt Stone et Anne Garefino, ndlr). Ils ont tous joué un rôle important. Plus récemment, j’ai été très influencée par Picasso. Pour l’apprécier réellement à sa juste valeur, il faut comprendre les genres auquel il s’est attaqué. De bien des manières, il y a quelque chose de l’ordre de l’usurpation en lui. Il faut être capable d’appréhender la peinture classique pour saisir sa façon de briser les structures. Et c’est en quelque sorte ce que les comédien-ne-s font lorsqu’ils et elles font de la satire ou de la parodie. Il faut bien connaître le genre que tu détournes pour apprécier le détournement lui-même. En somme, il s’agit d’une même démarche de déconstruction visant finalement à se foutre du statu quo.
As-tu une série préférée ?
Il y a tellement de bonnes séries aujourd’hui, c’est difficile ! Mais celle que je préfère entre toutes reste quand même Breaking Bad. Je n’ai jamais vu un récit et une narration aussi propres et impeccables !
Te considères-tu comme une féministe ?
Définitivement.
Quel est ton ressenti général sur ta génération d’artistes ? On assiste aujourd’hui à la féminisation de vieilles franchises et de comics, à davantage de diversité dans la pop culture, mais aussi à la politisation d’un grand nombre d’humoristes du Net…
Pour moi, créer de nouveaux personnages féminins dans la culture, qu’elle soit pop ou non, ou féminiser d’anciens personnages sont deux mouvements aussi positifs l’un que l’autre, je ne considère pas cela comme un problème.
En ce qui concerne la politisation, j’ai vraiment l’impression que les gens qui évoluent dans le monde de la comédie sont assez engagés lorsqu’il s’agit de traiter de problématiques sociales et politiques, aux États-Unis en tout cas. Et c’est une bonne chose.
Depuis quelques années, le grand public réalise que les femmes peuvent aussi être très drôles. T’identifies-tu à cette nouvelle génération de comédiennes humoristes ?
Yep ! Complètement.
Penses-tu qu’il y a encore des problèmes dans la façon de représenter les femmes aujourd’hui ?
Les gens sont beaucoup plus conscients de la façon médiocre dont les personnages féminins étaient écrits dans le passé. De nombreux-ses auteurs-rices essayent de changer la donne. Il reste encore une longue route à parcourir avant que les héros ne soient plus systématiquement des hommes blancs et hétérosexuels – non pas qu’il y ait quelque chose de bizarre chez eux, j’en ai moi-même épousé un –, mais les changements rapides de ces trois ou quatre dernières années ont vraiment fait bouger les choses.
J’ai cru comprendre que tu aimais beaucoup la saga des Harry Potter… Étant moi-même une Potterhead féroce, il faut que je te pose la question : quel est ton Patronus ?
Un bâtard de type terrier qui ressemble à mon chien, Wiley.
De nouvelles choses en ligne bientôt ?
Pour l’instant, j’attends de voir ce qu’il va advenir de mon pilote de série. Mais je bosse quand même sur des films et travaille toujours sur de nouvelles chansons !
Dernière question indispensable : qu’est-ce qu’être une femme de 28 ans au XXIe siècle d’après toi ?
Cette question est terriblement difficile, car franchement, ça dépend où l’on vit. Donc je dirais qu’être une femme de 28 ans au XXIe siècle, aux États-Unis, gagnant sa vie en travaillant dans le divertissement est une chance incroyable. Et j’en suis reconnaissante chaque jour.
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Image de une : © Mandee Johnson Photography