Premier film de Satoshi Kon sorti en France en 1999, Perfect Blue est un chef-d’œuvre de l’animation japonaise dont la maîtrise et la puissance, malgré le temps et l’inévitable concurrence, n’ont jamais été égalées.
Génie regretté, Satoshi Kon est aujourd’hui une référence incontournable du septième art. Sa mort en 2010 a laissé un vide considérable. Car bien au-delà des a priori nigauds qui résistent au sujet des animes, il existe une quantité de productions d’animations japonaises d’une qualité inestimable, souvent méprisées par ignorance. Ancien collaborateur du créateur d’Akira, Katsuhiro Otomo, l’ayant accompagné sur de nombreux projets aux décors et aux scénarios, c’est avec Perfect Blue que Satoshi Kon réalise son premier film. Un film de bleu et de rouge où le maître de la manipulation mentale fait ses armes, bien qu’il soit déjà parfaitement digne du titre de Sensei. Si le bleu est une couleur chaude, le bleu « konien », lui, est parfaitement sanglant.
Mima est une idole de Jpop. À elle seule, elle représente un symbole de la société japonaise. Figure de la petite fille fragile, mignonne, bien sage et docile dans son beau costume de scène à chanter des paroles insipides sur une musique qui l’est tout autant. Mais Mima veut changer de carrière, elle désire devenir actrice, être reconnue en tant qu’artiste, en tant que femme. Un bouleversement dans sa vie auparavant bien réglée qui lui révèle la présence d’un stalker particulièrement angoissant. L’homme, dans sa frénésie obsessionnelle, aime passer son temps libre à rédiger un blog en se faisant passer pour Mima auprès de ses fans et se plaît à la suivre nuit et jour. Alors qu’aux premiers temps du film, ce rapport est distant, ne donnant à l’étrange otaku que l’image de ce qu’il est sans pour autant entrevoir ce qui se cache derrière, lorsque Mima décide de se procurer un ordinateur et découvre le site la concernant, les voix se multiplient et la narration éclate de toute part.
Dans Perfect Blue, Satoshi Kon est le maître absolu de la narration. Ses confrères l’ont tous copié, se sont inspirés de sa maestria — parfois sans ouvertement lui rendre hommage —, et pourtant, son récit dilué dans l’acide n’appartient bel et bien qu’à lui. Jouant tant avec nos sens que nos certitudes et nos présupposés, le réalisateur décide de reprendre la place qui est naturellement la sienne, celle du marionnettiste. Alors que nous donnerions à la réalité de Mima la même valeur qu’à la nôtre, Satoshi Kon brise notre santé mentale en faisant d’elle l’héroïne paranoïaque de ce rêve éveillé.
Mima n’est alors plus qu’un nom, puisque peu à peu, elle se dédouble, se multiplie au même rythme éreintant que les fils du récit qui s’anéantissent, se relient puis se détruisent à nouveau. Déchirée entre son ancienne personnalité enfantine et celle de la femme adulte à laquelle elle ne parvient pas à s’identifier, Mima finit par être enfermée dans une boucle narrative délirante, seulement rappelée à la réalité par ses réveils, qui ne sont en fait que de longues agonies au royaume de l’onirisme. Sans personne pour refléter qui elle est au-delà de sa persona artistique, Mima ne parvient plus à s’identifier, à se définir. Les miroirs — de toutes sortes — ont beau être partout, elle ne se voit nulle part.
Sa lutte pour exister ressemble à une éternelle rengaine dont elle seule se fait l’écho. « Une illusion ne peut se matérialiser », lui assène-t-on sans cesse. Pourtant, tout autour d’elle semblent se mouvoir les créations tangibles de son esprit. Et alors que les spectateurs-rices acceptent finalement de se laisser prendre dans le piège déjà inévitablement resserré sur leur cheville, Satoshi Kon parle et donne à ses personnages des rôles de messagers : la réalité n’est que ce que l’on en fait.
Correction, la réalité est simplement ce que le cinéaste en fait. De la musique de Masahiro Ikumi — qui vient contraster la pop japonaise indigeste de l’ancien groupe de Mima — à l’utilisation du dessin comme création d’altérité, perfectionnée par les jeux de couleurs, d’ombre et de lumière, Perfect Blue s’offre comme un manifeste en faveur du cinéma d’animation. Alors qu’il brise le pacte de confiance qui le lie aux spectateurs-rices, Satoshi Kon prouve qu’il y a, en dehors de l’univers de la Jpop et des otakus, une réalité alternative. Qu’il existe du réel dans l’irréel, dans les vérités que chacun-e se crée sans jamais voir au-delà. Les thèmes abordés dans Perfect Blue sont ceux du monde de l’âge adulte, monde renié par ces fans, ces adulateurs-rices d’illusions, qui mènent à des questionnements profonds sur la quête identitaire et les conséquences de la starification.
Qui sommes-nous ? C’est là toute la problématique de Perfect Blue. À l’instar de son contemporain giallesque Amer (2009), qui nous faisait pénétrer dans l’intime des trois moments clés de la vie d’une femme, Satoshi Kon ouvre des portes qui ne sont habituellement jamais franchies. Par ailleurs, cette assimilation au giallo est encore plus pertinente lorsque l’on met en perspective le travail de cinéastes comme Dario Argento et sa façon de traiter le rapport au corps, la sexualité, le voyeurisme et la quête de soi à travers le regard de l’autre, même si celui-ci est un tueur.
Grâce à l’utilisation du dessin, Satoshi Kon fait simplement de cette quête identitaire et initiatique une épreuve qui ne s’embarrasse pas de choses aussi tristes que les affres de la réalité. Celle à laquelle tout le monde s’aliène sans jamais la contester.