Dans son roman Journal d’un corps paru en 2012, Daniel Pennac part à la recherche du corps, de son corps. Décryptage d’un ouvrage biographique hors du commun qui permet de (re)découvrir ce moi matériel, aussi familier que mystérieux.
Particulariser le réel, alphabétiser le quotidien, donner sens à la réalité, explorer la fiction, telle est la mission du romancier ou de la romancière. Ici, Daniel Pennac nous offre un sujet d’étude bien particulier, aussi terre à terre que mystérieux : le corps humain. Quatre cents pages d’un journal où le narrateur, comme si sa plume était l’extension de son moi matériel, s’attache à décrire avec application chaque surprise que lui offre son corps, un corps que l’on apprend à connaître, sans jamais vraiment le maîtriser.
De l’enfant anxieux qui selon sa mère « ne ressemble à rien », à l’adolescent curieux de tous les mystères que recouvrent son corps pubère, en passant par l’amant d’un soir, au monogame amoureux, jusqu’à arriver à l’âge critique, celui de la vieillesse, lorsque le corps déraille, nous suivons l’évolution physique du narrateur à travers des descriptions parfaitement maîtrisées. Des étapes de vie contées dans un vocabulaire roche, réaliste, parfois cru, cash et trash. Et par l’évolution et les transformations de ce corps, de 12 à 87 ans, le narrateur partage avec les lectrices et lecteurs les personnages qui ont marqué sa vie : un père fantôme, une mère revêche, Dodo le petit frère imaginaire, Violette l’employée de maison qui l’a élevé, Tijo l’enfant espiègle du sud-ouest, les premières amantes, Mona l’épouse, les enfants Bruno et Lison (réceptrice du journal), les petits enfants…
Journal d’un corps, mais pas journal intime
Monsieur Pennac n’est pas un féru de ces exercices consistant à commenter, analyser, disséquer, critiquer un livre. Il recommande de lire pour le plaisir, lire pour lire en somme. Dans Comme un roman, il exprime son regret à ce propos :
Nous autres qui avons lu et prétendons propager l’amour du livre, nous nous préférons trop souvent commentateurs, interprètes, analystes, critiques, biographes, exégètes d’œuvres rendues muettes par le pieux témoignage que nous portons de leur grandeur. Prise dans la forteresse de nos compétences, la parole des livres fait place à notre parole. Plutôt que de laisser l’intelligence du texte parler par notre bouche, nous nous en remettons à notre propre intelligence, et parlons du texte.
Malgré ces recommandations visant à faire de la lecture une activité par soi et pour soi, il convient de s’arrêter sur Journal d’un corps. Ou quand le physique se pose sur papier, un défi pour le moins original signé Daniel Pennac qui parvient à nouveau à incorporer de l’extra dans l’ordinaire. Des réalités évidentes, que nous lisons comme une innovation. L’auteur accumule les impressions, les sensations, les petites manies intimes communes à tou-te-s, bien placées, parsemées au fil du journal, et qui donnent l’impression d’une redécouverte perpétuelle de notre corps.
Ce qui nous semblait automatique et inné est en réalité la résultante d’un apprentissage bien enfoui dans nos souvenirs ; se moucher, s’endormir, saliver… et tant d’autres gestes et sensations qui « s’apprivoisent comme des animaux sauvages », mais qui sont également inconscients, aussi incontrôlés qu’incontrôlables.
Contrairement à un journal intime qui se concentre sur les états d’âme et les émotions de son auteur, ce dernier annonce qu’il ne fera ni psychologie ni étalage de sentiments. Du morphologique, du physiologique, rien que du concret. Ainsi, nous ne connaissons pas le prénom de cet homme, mais nous savons tout de ses polypes et de ses acouphènes. Sa profession nous est présentée de manière floue, mais ses jouissances coïtales s’étalent sur des pages entières. Et si finalement, nous étions un corps biologique avant d’être un corps social soumis aux carcans impératifs du « Tiens-toi droit ! » « Mets pas tes doigts dans le nez ! » « Cache donc ce sein que je ne saurais voir ! » ?
Le corps dans une société dématérialisée
Dans une société où le corps s’oublie à mesure qu’il s’assume, où les réflexions relatives à la bioéthique et au principe d’humanité fusent, où le corps devient autant un objet d’intérêt qu’une marchandise désintéressée de son essence, cet ouvrage est un réel hommage au corps, une piste d’observations, toutes à la recherche du corps perdu. Un corps sans pudeur, sans bienséance et sans tabou, mais que l’on prend le temps d’observer, d’analyser, de déchiffrer, d’examiner comme l’illustration de l’écorché dans le Larousse, sur laquelle on explore les circuits sanguins et la structure du squelette, en passant par le capital musculaire. L’écriture est à la fois brute et brutale, crue et poivrée, mais parfaitement maîtrisée lorsqu’il s’agit de décrire une perception ou un sentiment, grâce à une savante profusion de qualificatifs, ôtant tout risque d’ennui pour les lectrices et lecteurs.
On reconnaît donc la plume de Pennac, flottant entre sensibilités poétiques et traits d’esprit acérés, entre douceur de la prose destinée à un jeune public (L’Œil du Loup, Cabot-Caboche, la tétralogie Kamo) et parole acide, pugnaces et sans retors (Chagrin d’école, Au bonheur des ogres, Monsieur Malaussène), soit une schizophrénie stylistique délicieuse, propre à l’auteur. En outre, pour Journal d’un corps, nous pourrions reprocher le côté parfois trop cru de certaines représentations. Mais finalement, il relève d’un exercice de style de la part de l’écrivain, dans le but de mettre le corps à nu, sans censure ni fioriture, sans bienséance ni interdits imposés par la pudeur et la retenue de notre temps, notre civilisation « curialisée » comme le disait Norbert Elias.
Aujourd’hui, on mutile son corps d’opérations bistouris, on lit des articles entiers sur l’orgasme avec un grand O, mais l’on considère encore qu’il est fort gênant de parler de ses fluides, pourtant inhérents à notre nature. L’obsession de la civilisation nous a ainsi fait perdre notre rapport primaire au corps.
Le corps, objet temporel et évolutif
Il semble impossible de ne pas prendre en compte la dimension sociologico-temporelle de l’ouvrage de Pennac. Le narrateur adopte une position comparative quant au rapport corps/société : « Dans ma jeunesse, le corps n’existait tout simplement pas comme sujet de conversation, il n’était pas admis à table », nous explique-t-il. Et puis arrivent mai 1968, la libération sexuelle et ce rapport au corps qui évolue et fait tomber certains tabous séculaires.
Le temps est un facteur, si ce n’est le facteur corrélatif au corps. Chaque corps évolue en fonction d’un cycle : il se développe, grandit, se renforce, s’alanguit, s’abîme, d’une croissance optimiste à une cassure spontanée. Et puis il y a également des questions que nous nous posons en fonction de notre âge, face à un corps qui nous déroute, et son origine. On se souvient par exemple de Marcel Pagnol enfant, curieux de savoir « comment on fait les enfants » qui se cachait sous ses draps, lampe de poche à la main, pour s’observer, regarder attentivement son nombril, qu’il semblait falloir « déboutonner » pour procréer.
Corps et âme, le couple inséparable
Toutefois, malgré les nombreuses questions et pistes de réflexion qu’il soulève, le reproche que nous pourrions adresser à Journal d’un corps est ce contraste entre l’homme éduqué à la froideur distinguée, et la sensibilité sans retenue des descriptions du journal. Finalement, nous avons parfois l’impression d’un corps fantôme, détaché des sentiments réels de cet homme. Peut-être cela vient-il d’une volonté de distinguer le corps de l’esprit, bien que le corps soit le support physique de l’âme.
Ainsi, les tribulations sur les acouphènes et les polypes semblent parfois longues et sans intérêt, alors qu’il aurait été davantage intéressant d’aborder des sujets tels que les maladies psychosomatiques, comme la dépression relative à la mort de Grégoire, l’insomnie et l’obsession maladive due aux acouphènes, ou encore l’impuissance et la perte de désir se rapportant à un corps qui s’essouffle… Il semble difficile de détacher le physique du cognitif sans perdre la substance de cet homme, qui est à la fois corps et esprit. Pourtant, le passage décrivant la grève de la faim entreprise par le narrateur est une réussite, puisqu’elle donne tout son sens à ce mode de protestation : faire souffrir son corps pour exprimer une souffrance intérieure plus profonde encore. Un estomac qui gargouille, comme un cri de douleur, de protestation, un sentiment exprimé par le corps.
Journal d’un corps manque d’un réel questionnement sur notre moi corporel et son rattachement à notre moi cognitif. Daniel Pennac soulève des questionnements sous forme d’esquisses, mais pas de concrètes interrogations. À sa décharge, souvenons-nous que le romancier n’est pas philosophe, pas plus qu’anthropologue.
À vos corps, à vos plumes !
Journal d’un corps est en réalité le journal du corps, puisqu’il revient à chacun-e de se reconnaître dans la description plus que réaliste des sensations offertes par la douleur, la jouissance, la peur, la surprise. Nous retrouvons dans cet ouvrage le corps au singulier, mais il révèle finalement un corps universel.
Qu’est-ce qu’un corps, sinon une goutte d’eau dans l’océan de l’humanité ? Pourtant, l’auteur parvient, en particularisant l’universel, à universaliser le particulier. Un livre à mettre entre toutes les mains, des esthètes hygiénistes aux complexé-e-s, en passant par les éternel-le-s curieux-euses et autres amoureux-ses de réalités tangibles. Pour une réflexion nouvelle de ce corps dans tous ses états. Un voyage dans le temps sous l’angle de la chair, mais l’on s’interroge : à quand le Journal d’un corps de femme ?
Futuropolis
05/04/2013
384
36 €
Daniel Pennac, de son vrai nom Daniel Pennacchioni, est né le 1er décembre 1944 à Casablanca, au Maroc. Il est le quatrième et dernier d'une tribu de garçons. Son père est militaire. La famille le suit dans ses déplacements à l'étranger -Afrique, Asie, Europe- et en France, notamment dans le village de La Colle-sur-Loup, dans les Alpes-Maritimes. Quand il évoque son père, il l'assimile à la lecture : « Pour moi, le plaisir de la lecture est lié au rideau de fumée dont mon père s'entourait pour lire ses livres...