Échappée belle au milieu des montagnes de Turquie. Présenté au dernier Festival de Cannes à la Quinzaine des réalisateurs, Mustang est le premier film de la réalisatrice turque Deniz Gamze Ergüven. Une cinéaste prometteuse, qui a su saisir avec délicatesse l’indomptable désir d’une jeunesse condamnée à rentrer dans l’ordre.
Elles sont cinq. Elles sont Turques. Elles sont sœurs. Toutes plus belles les unes que les autres et partageant la même envie de profiter innocemment de leur jeunesse. L’école finie, c’est l’occasion rêvée pour profiter des joies de l’été. Avec quelques garçons, elles partent se baigner, crier leur épanouissement vers l’horizon, se défiant à qui restera sous l’eau le plus longtemps. Les cheveux ruisselants, les habits trempés qui leurs collent à la peau, leurs corps qui s’entremêlent et se débattent face aux vagues, elles s’amusent à se combattre postées sur les épaules de leurs chevaliers servants. Des jeux d’enfants qui n’ont d’implicite que les sous-entendus de quelques esprits mal tournés. « Obscènes », « indignes », « dégoûtants », « impures ». Dans tout le village, un scandale éclate, ces filles sont des « putains ». Dès lors, elles seront condamnées à errer sans relâche dans la maison familiale, avec pour seule issue, celle d’un autre enfermement, le mariage arrangé.
Le Virgin Suicides turc ?
Des sœurs en crise de liberté, l’oppression du carcan familial, l’ombre planante de la religion. Beaucoup de critiques ont fait le parallèle avec le film Virgin suicides de Sofia Coppola, sorti en 2000. Les ressemblances sont troublantes du côté de la mise en scène. L’adolescence se filme de manière épurée, les plans moyens sur les silhouettes à peine formées des jeunes filles pubères et prépubères apparaissent avec pudeur. Pour filmer leurs héroïnes, les deux réalisatrices privilégient les gros plans sur un sourire mutin, un regard qui se perd dans le vide, une cascade de cheveux qui baignent dans le vent. Les jeux de lumière se font aussi écho : les chambres à moitié vides apparaissent comme des boîtes à secrets, remplies par des faisceaux lumineux. Le tout donne cette atmosphère vaporeuse et presque féérique si chère à Sofia Coppola, et réappropriée par Deniz Gamze Ergüven.
Mais c’est avec son propre bagage culturel et cinématographique que la réalisatrice de 37 ans arrive à raconter son propre conte. Inspirée de ses allées et venues en Turquie, son film relate une histoire bel et bien ancrée dans le présent. Quand Virgin suicides décrit le quotidien d’une famille tranquille et puritaine de l’Amérique des années 1970, Mustang dévoile l’envers d’une société turque contemporaine et liberticide. Une fois considérées comme des « filles impures », les sœurs sont battues, forcées d’abandonner l’école, et prédestinées au mariage arrangé. Leurs parents décédés, leur éducation leur est inculquée par les tantes, les grands-mères, qualifiées d’« émissaires des bonnes mœurs » par l’une des sœurs. Cuisine, ménage, repassage, lessive, vaisselle. Avant même l’âge de 18 ans, elles devront apprendre tout ce que doit savoir faire une bonne épouse pour combler et satisfaire son mari.
La vie « couleur merde »
Enlevées trop vite aux jeux de leur âge et leur dolce vita rose bonbon, les cinq adolescentes sont contraintes d’obéir aux ordres des matriarches, et surtout de leur oncle. Un homme seul et odieux, qui fait régner la terreur dans sa grande bâtisse reculée dans la campagne turque. Tout ce qui pourrait les « pervertir » leur est confisqué : téléphone, ordinateur, bijoux, maquillage, et habits trop flashy. Une femme respectueuse n’a pas besoin de se mettre en valeur. Bien au contraire, elle doit se faire oublier sous des robes « couleur merde », selon l’expression de la plus jeune des sœurs.
Cependant, à aucun moment il n’est question de leur faire porter le voile. Deniz Gamze Ergüven ne va pas sur le même terrain que le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako qui, dans son dernier film Timbuktu, s’attaque à un Islam rigoriste et extrémiste. Elle dénonce comme lui l’obscurantisme religieux, mais ne pointe pas du doigt une religion en particulier. C’est contre cette morale pieuse et étouffante qu’elle pousse un cri de colère. Ainsi, elle ne critique pas le mariage (synonyme de bonheur pour la plus grande des sœurs), mais s’en prend à cette tradition qui veut que pour qu’elle soit « digne », une jeune fille doit forcément se marier. De l’autorité d’un homme, elle passe sous la tutelle d’un autre. Un fléau en Turquie, où en 2013, 134 629 femmes se sont mariées avant l’âge de 18 ans. Et 14 % des personnes mariées ont entre 10 et 14 ans, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur.
Cinq filles dans le vent
« Je ne voulais pas seulement dépeindre ces filles comme les victimes d’un système, mais également rendre compte de leur vitalité et de leur aspect résolument solaire, tourné vers la vie malgré tout. Quels que soient les cadres qui se referment de plus en plus sur elles, elles cherchent à préserver leur fougue et leur liberté intérieure », raconte la réalisatrice. Malgré toutes les règles de bonne conduite auxquelles elles sont astreintes, les sœurs ne renoncent jamais à leur liberté. Si elles ne peuvent pas sortir par la porte, c’est par la fenêtre qu’elles s’échapperont pour batifoler avec les garçons du village. Si elles ne peuvent pas regarder le foot à la télé, c’est jusque dans les gradins qu’elles iront supporter leur équipe (masculine) préférée. Enfin, si elles ne peuvent pas s’apprêter comme elles le souhaitent, c’est au naturel et pleine d’inventivité que rejaillira leur beauté.
Tel un cheval à cinq têtes, les sœurs rechercheront ensemble pour un temps le moyen de s’évader. Par le mariage, par la mort ou par la fugue, chacune finira par briser ses chaînes, ou du moins en avoir le sentiment. Mais, c’est finalement Lale, la petite dernière d’à peine 10 ans qui, voyant ses sœurs se résigner peu à peu à leur sort, reprendra les rênes. Revigorée par un chant à plusieurs voix, elle réalisera pour elles, et ces 10 millions de jeunes prisonnières à travers le monde, ce rêve fabuleux et enivrant de vivre sa vie en tant que femme libre et indépendante.