Le long-métrage Les Sorcières de Zugarramurdi, sorti en 2013 et réalisé par Álex de la Iglesia, débute avec un postulat pour le moins misogyne : « [Ces femmes], ce sont des démons ! ». Ce cri, qui fait sourire tant il est pathétique, donne le ton de cette ode à l’absurde. Comédie trash et nihiliste, le film offre au réalisateur espagnol l’aire de jeux idéale pour un lâcher-prise sans compromis.
Spécialiste des comédies alternatives, le réalisateur espagnol Álex de la Iglesia a débuté sa carrière dans les années 1990 avec son premier long-métrage, Action mutante, financé par le célèbre Pedro Almodóvar. Avec Les sorcières de Zugarramurdi, le cinéaste invite les spectateurs-rices dans la réalité de délicieuses adeptes de la magie noire. Dans cette nouvelle œuvre décalée, le quotidien se voit distordu à la force du grotesque, pour nous horrifier et nous faire rire, le tout dans un mélange des registres peu orthodoxe.
Tout commence avec la gothique Eva (Carolina Bang), chevauchant fièrement sa moto. La jeune femme est en retard pour une séance de tarot des plus clichés, chaudron, potion magique, et sorcières maquillées à outrance incluses. Les trois sorcières sont au complet, la prédiction peut enfin se dérouler : « Je vois… un ours ! Un ours et un arbre…. Une éponge jaune, c’est bizarre ». Graciana (Carmen Maura) lit l’avenir dans son jeu de cartes et annonce que l’élu qui les sauvera ne tardera plus à arriver. Cet être choisi, Sergio (Gabriel Delgado), nous le retrouvons aux côtés de son père, José (Hugo Silva), l’ex-mari d’Eva, en train de braquer un prêteur sur gage de la Plaza del Sol. José désire voler des anneaux de mariages pour payer la pension alimentaire qu’il doit à sa femme. Accompagnés de leurs acolytes, se faisant passer pour des artistes de rue déguisés en Jésus et en soldat vert, José, Sergio et Tony sont les seuls échappés de cette opération.
Le braquage tourne rapidement à la poursuite de rue, dans un joyeux chaos. Chassés par la police, les braqueurs amateurs décident de fuir vers la France. Pour ce faire, ils prennent en otage le taxi de Manuel (Jaime Ordonnez). Les trois hommes ne tardent pas à se rendre compte qu’ils ont tous une chose en commun : ils ne peuvent plus supporter les femmes qui ont pris le contrôle de leur vie, et la fuite est le seul moyen pour eux de prendre le dessus. Leur plan si bien ficelé ne passe pourtant pas la frontière de Zugarramurdi, petit village peuplé de sorcières véhémentes, voyant en Sergio le sacrifice nécessaire à leur revanche sur les hommes. Elles veulent récupérer ces anneaux, alimentés par un malheur qui les fortifie.
Dès les premiers instants du film, l’esthétique gothique et morbide jusqu’à la drôlerie des sorcières côtoie un décor urbain typique et angoissant. Cette comédie noire emprunte à des registres différents : le film d’action, le film noir, la comédie et le gore. Les épisodes sanglants, comme la scène de braquage où les acolytes de José et Tony se font abattre, imitent souvent ce que l’on connaît de meilleur dans le gore de la série B. Le traitement décalé réservé à certaines situations provoque un rire incontrôlable et un sentiment de désinhibition total. Pour Álex de la Iglesia, la visée de ces épisodes est d’abord humoristique, mais surtout politiquement incorrecte. Il ne recherche pas la profusion gratuite de sang pour le sang, mais le déclenchement d’un mécanisme de fascination-rejet chez ses spectateurs-rices.
Le village de Zugarramurdi s’inspire quant à lui des traditions et légendes basques, revues à la sauce Álex de la Iglesia. Il n’est pas la réplique exacte d’un Salem que l’on aurait simplement transposé géographiquement. Certes, les thèmes bien connus de l’encyclopédie universelle de l’horreur reviennent : toute la panoplie d’objets liés à la sorcellerie est inchangée. Le cahier des charges est pour ainsi dire rempli. Cependant, des éléments culturels spécifiques y sont ajoutés. La croix que l’on voit un peu partout est une croix Lanburu, et les costumes des personnages défilant à la toute fin sont inspirés des carnavals de Navarre. Ces éléments de décor ancrent l’action dans une ambiance résolument hispanisante, avec ses problématiques propres comme la prégnance de la religion, l’attachement aux cultures locales et à son histoire. Ces composantes essentielles d’un cinéma de l’exagération sont aussi présentes au sein du scénario, renvoyant à des personnages archétypaux, la femme fatale hystérique en première ligne, figure chère à un cinéaste espagnol bien connu à travers le monde, Pedro Almodóvar.
Le film repose sur un simple fil conducteur : la pulvérisation de nos repères à tous les niveaux. Qu’il s’agisse des stéréotypes de genres, des relations parentales ou des aspirations des personnages. Le réalisateur porte un regard cynique sur les relations de couple, perçues par les personnages comme un fléau qui ronge leurs vies. Le mariage transformerait les hommes en victimes et en faibles, et les femmes en tyrans colériques. La cruauté des unes et la soumission des autres est sciemment exacerbée et caricaturée à tel point qu’aucun des deux discours n’est défendable : ni la victimisation machisante d’un José qui a entraîné son fils dans un braquage, ni la soif de pouvoir des lubriques sorcières. En cela, les deux extrêmes qui s’affrontent ne constituent pas des critiques idéologiques, mais décrivent une énergie brute, une lutte de pouvoirs, dans un monde où tous les repères sont questionnés et les rôles inversés.
L’Armageddon est déclenchée lorsque les symboles de la société patriarcale déchue affrontent leurs rivaux féminins dans l’apothéose d’un sabbat où José finit par se battre contre « la Mère », ogresse éléphantesque visiblement dénuée d’intelligence. Il n’y a que l’élu androgyne, Sergio, « cheval de Troie » des femmes, qui peut mettre fin à cette épopée cocasse. Cet affrontement se résout en renvoyant les personnages à leurs propres contradictions. Les spectateurs-rices ne savent plus qui est censé représenter le bien et qui le mal, si l’idée du couple a survécu ou si elle succombera, mais tout nous invite à nous en amuser d’un rire noir.
La fin prend la forme d’un happy-ending sanguinolent qui a le mérite de maintenir jusqu’au bout le mélange des tons entre l’horreur et la comédie, offrant une place privilégiée au fantastique dans un décor urbain qui n’est finalement plus si typique. Une fantasmagorie burlesque est entrée dans la vie des personnages et refuse d’en sortir, elle les maintient dans un déséquilibre sans issue, mais vivable, faisant sourire et grincer des dents à la fois.
Les Sorcières de Zugarramurdi d’Álex de la Iglesia est diffusé par ARTE dans le cadre du nouveau cycle Trash de la chaîne franco-allemande ce jeudi 5 novembre, visible pendant sept jours en replay. Aussi disponible en VOD.