Le récit d’un voyage au Liban par notre rédactrice Aya Iskandarani, et celui de sa rencontre avec le street artist Ali Rafei.
Lors de ma dernière visite en date au Liban en 2015, Beyrouth s’était refait une beauté. Depuis les immeubles serrés des rues Hamra et Jeanne d’Arc aux espaces moins peuplés de la périphérie, le paysage urbain s’est embelli par de curieuses inscriptions calligraphiques, des graffitis complexes et des portraits qui n’ont rien à envier aux fresques murales. L’art urbain a tapissé les grandes villes du pays, accompagnant les mouvements contestataires qui préoccupent ses habitant-e-s.
Pour celles et ceux qui ne sont pas familiers-ères avec l’histoire complexe de ce pays, le Liban a connu une vie politique mouvementée depuis son indépendance. Après avoir subi les ravages d’une guerre civile entre 1975 et 1990, le pays est resté sous tutelle syrienne jusqu’à la « Révolution du Cèdre » en 2005, puis a été perturbé ces dernières années par le conflit en Syrie qui a rendu les frontières assez poreuses et provoqué un afflux massif de réfugié-e-s. Dernière des secousses en date, la « crise des ordures » survenue à la mi-juillet 2015 suite à la fermeture de la plus grande décharge du pays dans un contexte de corruption endémique. Face à l’échec des politiques pour trouver une solution, un mouvement citoyen de « ras-le-bol » s’est regroupé sous le slogan « Vous puez », revendiquant les droits basiques que l’État peine à offrir.
C’est dans ce contexte politique tumultueux, dont l’architecture et l’organisation des villes ont gardé la trace, que les graffitistes libanais-e-s ont connu leur essor. Aujourd’hui encore, ils et elles se réapproprient l’espace public en peignant l’histoire de la ville sur ses murs à coups de bombes aérosol. À l’opposé des tags miliciens apparus durant la guerre civile, l’art urbain est le mode d’expression d’une génération qui ne se retrouve pas forcement dans les partis sectaires dominants. En réinvestissant un espace commun saturé d’images et de slogans partisans, il permet une expression libre et décomplexée qui le rend d’autant plus subversif.
Ali Rafei fait partie de ces artistes qui ont redonné de la couleur aux murs délavés des villes libanaises. Il exprime son militantisme avec, par exemple, des métaphores visuelles prenant les traits d’animaux anthropomorphes, ou encore en revisitant la calligraphie dans les rues de Tripoli et Beyrouth. C’est avec naturel et franchise qu’Ali Rafei a bien voulu nous en dire plus sur son parcours artistique et ses engagements.
Qu’est-ce qui t’a amené à devenir graffitiste à Beyrouth et à Tripoli ?
Je me suis mis à dessiner assez tardivement. J’ai trente ans maintenant, et j’ai vraiment commencé à graffer à la fin de l’année 2010, même si j’étais intéressé par les graffitis depuis le lycée. À l’époque, j’avais un camarade de classe belge qui faisait des tags sur les tables de classe. J’avais l’impression qu’il réalisait quelque chose d’épatant ! On est devenus amis et il m’a appris à taguer. Je me suis entraîné en l’imitant.
Après le lycée, j’ai mis le street art de côté pendant près de dix ans. Je ne m’intéressais pas à l’art en général. J’irais même jusqu’à dire que les professeur-e-s qui l’enseignaient m’ont incité à le détester. J’avais l’impression qu’ils et elles ne réussissaient pas à nous captiver ni à délivrer de message artistique. Aujourd’hui, lorsque je peins dans la rue, les enfants viennent regarder bouche bée, ça les intrigue !
À l’université, j’ai entrepris des études d’ingénieur, laissant le street art derrière moi. J’avais des idées, mais il m’a fallu dix ans pour ressentir le besoin de passer à l’action. J’ai commencé à dessiner de manière inconsciente sur les tables de l’université. J’avais opté pour une majeure que je trouvais ennuyante − international business − et je sentais cette impulsion en moi : le besoin de créer quelque chose. Je n’avais pas de plan précis, je percevais ça comme un poids sur mes épaules dont j’avais besoin de me débarrasser. C’est comme ça que j’ai commencé à m’entraîner sur les murs de la banlieue de Tripoli. Des murs abandonnés que personne ne voyait. Je dessinais aussi en bas de chez moi, car c’est un lieu sûr, juste pour pouvoir m’entraîner. Un jour, ma copine de l’époque m’a offert un pack de bombes à peinture Montana, des bombes professionnelles qui venaient de l’étranger. Ce fut une véritable révélation ! Dès lors, j’ai pris le graffiti plus au sérieux et je me suis mis à dessiner dans d’autres endroits de Tripoli, et occasionnellement à Beyrouth.
Quel-le-s artistes ont influencé ton travail ? Plusieurs de tes projets semblent par exemple inspirés par Banksy.
Banksy a eu une énorme influence sur mon travail, et je pense, sur celui de la majorité des street artists dans le monde, que ces derniers-ères apprécient ou non ses œuvres. Son travail est révolutionnaire. Beaucoup de personnes trouvent des éléments communs et perçoivent l’incidence de Banksy dans mes graffitis. Elle a eu des répercussions à plusieurs niveaux. D’abord au niveau de la technique : pour envoyer des messages rapides – surtout politiques ou sociaux – je peins au pochoir (technique qui consiste à utiliser une feuille de carton découpée apposée à un support, un mur en l’occurrence, pour le coloriser à travers la partie découpée, ndlr).
Quand je ne veux pas trop m’attarder dans les rues, car j’exécute un projet sensible ou dangereux, j’utilise les pochoirs qui me permettent de faire du « hit-and-run » (dessiner rapidement et s’enfuir, ndlr). Ensuite, au niveau des sujets que j’aborde : mes projets délivrent souvent un message critique à l’égard de la société. C’est sans doute pour cela que les gens me rapprochent souvent de Banksy. Je suis partagé lorsqu’on compare nos travaux, parce qu’il y a dans cela le reproche de l’imitation, et en même temps l’honneur d’être assimilé à lui !
Est-ce que tu as déjà rencontré des problèmes en exécutant tes projets ?
Oh oui (rires) ! En septembre 2014, j’ai même vécu une expérience mortifiante en réalisant Modern Orientalist. C’est un pochoir qui représente la statue de la Liberté tenant le drapeau de Daesh. Nous étions partis vers le centre-ville, un ami et moi, pour localiser un endroit où peindre, et nous nous sommes arrêtés en dessous du pont Fouad Chehab. On a commencé à peindre autour de minuit, et cela nous a pris quarante-cinq minutes, car le pochoir faisait trois mètres de haut et nécessitait plusieurs couleurs.
Quand tu fais du pochoir avec plusieurs couleurs, tu appliques la première couleur, puis tu répètes avec les autres, et c’est pour cela que ça prend du temps. Au début, des gens qui passaient en mobylette nous scrutaient avec insistance, mais comme le dessin n’était pas encore clair, ils n’en comprenaient pas le sens. Une fois qu’on a enlevé le papier, l’image est apparue. Ils se sont garés, et une vingtaine d’entre eux nous ont encerclés, mon ami, moi et notre échelle.
En voyant le drapeau de Daesh, ils sont devenus dingues ! C’étaient des miliciens, de jeunes hommes au chômage que les partis utilisent pour faire peur aux gens. Ils m’ont hurlé dessus pour que j’efface le pochoir. Le responsable du quartier a été alerté, il nous a pris par le bras et semblait vouloir nous faire passer un interrogatoire. Si nous l’avions suivi, nous aurions disparu, très sérieusement, ç’aurait été la fin. Mais mon ami les a raisonnés, et j’ai essayé de leur expliquer mon dessin. Soudainement, les miliciens ont changé d’avis. Ils ont même commencé à dire que c’était une idée géniale et que je devrais dessiner pour eux ! Nous étions soulagés, contents, mais perplexes. Par la suite, nous avons supposé qu’ils avaient reçu un coup de fil leur donnant ordre de ne rien faire. Ils nous ont laissé partir après que j’ai gribouillé le drapeau de Daesh pour le transformer en drapeau du Japon (rires).
Ce que j’ai tiré de cette expérience c’est qu’au Liban, les partis sont plus forts que l’État. Graffer le logo d’un parti est une façon de marquer sa présence sur un territoire et de le réclamer. Pour eux, le fait qu’on ait dessiné ce drapeau, même si c’était pour critiquer, signifiait que l’organisation terroriste était présente dans leur quartier. C’est ce qui a rendu le sujet très sensible. Tous les partis politiques dressent leur drapeau et taguent leur logo pour marquer leur présence dans un lieu. Pour eux, je faisais la même chose. Cette manière de terroriser la population est commune à tous les partis.
Tu utilises plusieurs façons de dessiner et adoptes plusieurs styles dans ton travail, à tel point qu’on pourrait penser que ce n’est pas la même personne qui peint à chaque fois. Pourquoi est-ce si important pour toi d’être versatile ?
J’utilise plusieurs styles surtout parce que les idées m’intéressent davantage que la technique. Avec le temps, j’ai développé un certain système, certes, mais c’est plus un système d’idées qu’un style figé. J’ai mon univers propre, bien sûr. Il évolue entre la calligraphie, les figures anthropomorphes, les portraits et les figures dessinés au pochoir. Lorsqu’une idée m’intéresse, je vais trouver le style et la technique les plus adaptés pour la transmettre. Par exemple, le dernier dessin que j’ai réalisé pour « Vous puez » est une reprise parodique du slogan de l’armée. Il n’aurait pas été approprié de dessiner un homme-chien pour parler de ça, c’est une idée différente qui requiert un style différent dans son exécution.
Je suis aussi intéressé par la calligraphie, que j’ai associée à des figures anthropomorphes pour de récents projets. Le résultat était étrange, mais je suis satisfait de mon cheminement. Je finirai sûrement par changer de direction, car je commence à me lasser des animaux-humains, j’aimerais explorer autre chose.
En ce moment, je veux m’adresser aux Libanais-es dans un projet différent, peut-être un peu moins artistique. J’ai réalisé que la plupart des partis politiques s’adressent aux citoyen-ne-s à travers des étendards et du texte, et non pas avec des images, ou du moins pas des images très poussées. Je veux utiliser les mêmes moyens de communication que les partis politiques pour parler au public qu’ils ciblent, sans pour autant envoyer de message partisan.
Les graffitis peuvent embellir la ville, envoyer des messages politiques, mais ils peuvent aussi être un moyen de se faire de la publicité. Qu’en penses-tu ?
Quand tu fais des graffitis dans la rue, dans un espace public, tu sais que les gens vont passer par là et voir ton travail. C’est aussi une manière de se faire connaître. Tu peux appeler ça de la publicité, mais pour moi elle implique une stratégie marketing. Ce que tu exposes dans la rue n’a rien à voir avec du marketing, tu promeus ce que tu fais de manière générale, sans artifices. Ce n’est qu’un reflet de ton travail, et s’il est bon il sera perçu comme tel.
Que penses-tu de l’utilisation des graffitis dans le cadre de la crise des ordures ?
Je pense que les graffeurs-euses ont été assez rapides dans leur exécution ! Ils et elles ont aussi été intuitifs-ves, direct-e-s et téméraires. Tous les partis politiques sont mentionnés, ce qui concorde avec le slogan de leur campagne « Tous, ça veut dire TOUS » (le mouvement « Vous puez » critique la corruption de tous les partis politiques en place sans privilégier un parti sur un autre, ndlr).
Ils sont très courageux-ses, car des militants politiques sont venu-e-s effacer les inscriptions qui concernent leur parti. Mais à chaque fois, les manifestant-e-s ont persisté et reproduit le graffiti. Je les salue pour leur ténacité !
Quel est le message que tu aimerais faire passer en ce moment ? Si j’ai bien compris, ce serait un message politique…
Oui, ce serait plus politique. Les messages purement artistiques ne me parlent pas en ce moment, je suis trop préoccupé par la situation du pays aujourd’hui. Le gouvernement n’est pas près de changer même si cela veut dire que la population va vivre dans la misère et dans les ordures. C’est bien la crise des ordures qui a fait éclater ce mouvement, mais en réalité, on assiste à un cumul lié aux problèmes de disponibilité de l’électricité et de l’eau courante. La santé de la population libanaise est en jeu. Presque la moitié d’entre elles n’a pas de sécurité sociale par exemple.
Je pense que n’importe quelle action qui peut soutenir notre cause, la cause de la population pour obtenir ses droits fondamentaux, est une action que je voudrais entreprendre. Lorsque j’ai l’idée d’un projet allant dans ce sens, j’essaie toujours de m’investir pour qu’il finisse dans la rue : il faut récupérer la rue des politicien-ne-s.
Pour aller plus loin :
- Le groupe de musique libanais Ashekman
- Hip-hop to urban wear: This is Ashekman, par Martin Armstrong
- How a Beirut graffiti artist is using his murals to try to unite a fragmented city, par Ellie Violet Bramley
- ASHEKMAN: Covering And Replacing Ugly Political Slogans With Beautiful Graffiti Murals, par Najib
- Tags, graffitis, peintures murales, logos… L’explosion des street artists « made in Lebanon », par Dania Rammal
- Walls That Speak, documentaire d’Al-Jazeera sur le street art à Beirut
Image de une : Autoportrait d’Ali Rafei. © Ali Rafei
Vous pouvez suivre le travail d’Ali Rafei sur son compte twitter ou sur sa page Facebook.