En 2009 et 2013 sortaient respectivement les tomes 1 et 2 de HP, des bandes dessinées au trait aussi décomplexé que leur contenu, sous le crayon et la plume de Lisa Mandel. Ces ouvrages sont un exemple – s’il en fallait un – de l’utilité du dessin dans les luttes sociales et la dénonciation des injustices.
Lisa Mandel est surtout connue pour ses strips mettant en scène la Famille Mifa. Une maisonnée infernale qui redéfinit avec cynisme et drôlerie les contours d’un schéma familial classique. Comme dans son dernier album en date, Super Rainbow (et ses super-héroïnes lesbiennes), la dessinatrice n’a pas pour principe d’étouffer ses pensées et autres opinions. Grinçant et décalé, son humour qui puise dans les choses les plus absurdes comme les plus communes de l’existence devient sous sa main incroyablement juste. Ce regard si singulier sur la société et ses travers, la Marseillaise l’avait déjà posé sur la réalité passée de la psychiatrie dans HP (2009, 2013) en recoupant de nombreux témoignages croqués en bande dessinée.
Il y a toujours, dans cette manière de figurer les atrocités, comme le fait souvent la bande dessinée engagée, un ressenti paradoxal. Sous l’aspect faussement décontracté d’un trait léger, le dessin met en scène ce qui ne peut être dit. Cet exercice est par exemple parfaitement maîtrisé par Zeina Abirached, autrice de Je me souviens – Beyrouth (Cambourakis, 2008), le récit illustré des souvenirs de l’artiste dans un Liban en guerre.
Pour Lisa Mandel, si la thématique est bien loin de celle de la dessinatrice libanaise, l’enjeu de ces deux tomes sur le monde de la psychiatrie est pourtant le même. De ces souvenirs, il faut faire naître l’image. Une image parfois insupportable, souvent détournée pour devenir acceptable. De ces réminiscences, ici celles des infirmiers et infirmières qui ont exercé entre 1968 et 1973, puis de 1974 à 1982 dans cet « asile d’aliénés » à Marseille, nous parvient la subjectivité de chacun des témoins de l’époque. Entre les bavardages de sa mère, de son beau-père ainsi que de leurs collègues, les témoignages se font éclectiques, comme autant de nuances apposées à une toile.
L’état pitoyable des services, la maltraitance des patient-e-s, à l’époque pris-es en charge comme des détenu-e-s de centre pénitentiaire, la non-considération d’un certain type de personnel et le manque d’empathie généralisé… Tout cela, les lectrices et lecteurs se le prennent de plein fouet dès les premières pages. Cette cruelle et désarmante vérité que Lisa Mandel expose, qui remonte à une cinquantaine d’années, donne l’impression d’avoir fait un voyage dans le Moyen Âge. Malades et infirmiers-ières vivent dans un chaos presque organisé, où les lois officieuses sont écrites au crayon à papier et effacées à l’envi. Le procédé de déshumanisation des malades est quelquefois clairement affiché, et à d’autres moments, plus insidieux.
Il y a quelque temps, nous évoquions avec Jenny Jaffe la nécessité de parler des maladies mentales pour combattre les idées reçues. Des présupposés qui ont longtemps été incrustés au cœur même des avis du personnel soignant des endroits spécialisés. En réactivant cette époque, Lisa Mandel nous force à ne pas oublier. L’identification est directe avec ces travailleurs-euses pas vraiment formé-e-s à leur métier ou à ce qui les attend. Comme Robert, qui après le bac se retrouve dans une formation payée complètement par hasard et tente de s’accrocher à son humanité durant le premier tome face aux comportements intolérables de ses confrères et consœurs.
Bien sûr, sans l’humour extraordinaire de la conteuse, tous ces récits seraient indigestes. Le trait et le choix précis des couleurs – le noir et l’orange – octroient aux cases de Lisa Mandel des airs de surréalisme picassien. Sa démarche est artistique et bien au-delà, pédagogique.
Tout au long des deux livres, les saynètes sont ponctuées d’informations historiques, afin de contextualiser pour mieux comprendre : les procédés de traitement dignes de l’Antiquité (les électrochocs, l’insuline, les coups, la posologie aléatoire…), l’article 1er des « établissements d’aliénés », l’histoire de Force ouvrière et son rôle dans l’organisation hiérarchique des centres de soins, l’introduction de la circulaire du 15 mars 1960 qui va venir révolutionner leur fonctionnement, l’influence du Docteur Bonnafé (1912 – 2003) et l’arrivée des psychologues confrontés aux psychiatres de la vieille école adeptes de la médicamentation systématique. Grâce à la séparation des anecdotes en deux temps – à l’époque charnière du changement – exposant l’avant/après de la transition et de l’implantation de la psychologie au sein de la psychiatrie, Lisa Mandel met en exergue la lenteur du processus, mais aussi son implacable nécessité.
En humanisant l’équipe de soignant-e-s, ainsi que les malades, en écrivant chacune de leurs histoires, Lisa Mandel rééquilibre la balance des inégalités sociales. Elle offre une voix forte à des personnes généralement cataloguées : les « fous », les « monstres » et autres « aliéné-e-s » d’une part ; les infirmiers et infirmières « tortionnaires », les « bourreaux », ces « idiots sans éducation scolaire de l’autre. Tout se fait alors moins simple, et c’est une bonne chose.
Au cours de la lecture de HP, il arrive de rire, sans arrière-pensée, et de soudainement réaliser de quoi nous rions. Le malaise s’installe doucement, faisant ensuite place à la réflexion, à la remise en cause. C’est essentiel. Dans cet univers, la violence est partout : morale, mentale, physique, sexuelle. Elle ne s’autorégule pas, elle s’impose. Ce n’est que par un travail intime et de réforme des institutions que la transformation a pu se développer. Et qu’elle continue aujourd’hui à s’ajuster. La banalisation de cette violence plane dans tout le premier tome, elle s’immisce dans le second, et c’est contre cela que Lisa Mandel semble lutter. La bande dessinée militante se démocratise, enfin.
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L'Association
01/10/2009
85
Lisa Mandel
14 €
Voilà plusieurs années que Lisa Mandel et L'Association ont ce grand projet en gestation. Voici enfin le premier volume d'une série qui en comportera trois : HP est une grande fresque ayant pour sujet le milieu de la psychiatrie en France depuis les années soixante à aujourd'hui. Lisa Mandel raconte cette évolution historique par le petit bout de la lorgnette, ayant interrogé sur leur parcours des parents et des amis qui travaillent depuis plusieurs décennies dans le secteur psychiatrique...