Après While We’re Young en 2014, Noah Baumbach décide de retrouver Greta Gerwig – avec qui il a coécrit l’incroyable Frances Ha (2012) – pour son nouveau film Mistress America. Une œuvre légère et sensible, magnifiquement scénarisée, dans laquelle l’on voudrait suivre ses super-anti-héroïnes jusqu’au bout du monde.
Pour cette deuxième collaboration au scénario d’un film, le réalisateur américain Noah Baumbach et l’actrice Greta Gerwig continuent leur (en)quête émotionnelle, leur (anti)thèse sur l’amour, la (dé)finition parfaite de ce qu’avait finalement entrepris Frances Ha, sur ce qu’être jeune, libre et artiste en pleine crise existentielle au XXIe siècle peut signifier.
Mistress America conte ingénieusement les vies de personnages qui s’animent, se déchirent et existent pleinement. D’un côté, on fait la rencontre de Brooke Cardinas (interprétée par Greta Gerwig), une joyeuse trentenaire new-yorkaise qui aime entreprendre de multiples choses sans pour autant se laisser définir par ce qu’elle fait. Sa personnalité est à la fois exubérante, brillante, idéaliste et amère. À l’instar de ses projets, illustrant sa façon de tâtonner l’existence. Lorsque sa belle-sœur en devenir, Tracy Fishko (Lola Kirke), fait irruption dans son quotidien, elle se consacre alors à sa prochaine mission : l’ouverture d’un restaurant-salon-de-coiffure-café-plateforme-pour-artistes.
Tracy Fishko, elle, a dix-huit ans. Elle vient d’arriver à New York et se rêve autrice. Sa quête identitaire, tout comme celle de Brooke, est un carburant narratif à la fois intra et extradiégétique. Elles sont toutes deux à la poursuite d’un point de rencontre, d’une similitude, d’un but, d’une place dans la société. En découvrant Brooke, Tracy trouve enfin une muse. Mais une muse déboussolée et désenchantée, dont la vie est une errance sans fin. Pourtant, dans chaque geste et chaque parole, Brooke insuffle à Tracy l’envie de faire fleurir sa liberté et sa créativité.
Nouvelle Vague, mon amour
Quand Noah Baumbach et Greta Gerwig unissent leurs plumes, le septième art devient toujours un peu plus beau et précieux. Si l’on se plaît généralement à faire des réalisateurs-rices les auteurs-rices d’un film, souvent aux dépens du travail d’un ou d’une scénariste, Mistress America vient nous rappeler que sans les mots, le cinéma contemporain se contente essentiellement de paraître. Il est, à l’image des blockbusters qui l’illustrent majoritairement, une coquille vide, une pellicule vierge de toute image. C’est peut-être là le plus bel hommage du couple à la Nouvelle Vague Française, après Frances Ha, qui avait aussi cette manière similaire de réciter en figurant.
En capturant et en écrivant si justement ce que l’amitié entre deux femmes peut réellement être, Mistress America est incontestablement un long-métrage littéraire et poétique. Il y a dans les personnages féminins une justesse salutaire que l’on doit sans aucun doute à Greta Gerwig, dont la touche est indéniable. La scénariste ne prétend pas pouvoir répondre à la question : « Qu’est-ce qu’être une femme au XXIe siècle ? », non. Car être une femme, selon où l’on se trouve, ne peut être ni figuré ni définit.
Cette complexité singulière et plurielle, qui fait vibrer les relations humaines, cet amour fusionnel et évident entre deux êtres, la pureté du sentiment d’amitié, sont ici encore merveilleusement retranscrits. Derrière la personnalité joyeuse et délurée de Brooke, celle hésitante et combative de Tracy, se cachent les souffrances et tergiversions d’une jeunesse qui s’obsède, qui veut réussir et s’accomplir à tout prix. Une « obsession américaine » selon les dires de Greta Gerwig et qui pourtant semble parler à une grande partie de la jeunesse contemporaine des pays occidentaux.
« Dans le café de la jeunesse perdue »
Où trouver les réponses à ces questions existentielles ? Lorsque les protagonistes mentionnent quelques écrivain-e-s, les spectateurs et spectatrices, eux, veulent surtout entendre la logorrhée permanente qui sort de la bouche de Brooke. Un bavardage loin d’être absurde qui déchiffre subtilement les errements intellectuels de cette génération aux abois. Celle-là même qui traîne Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano. Partout, déborde et transpire le tragique, le mélancolique, le nostalgique. La caméra expose elle aussi la déambulation infinie des âmes qui jettent un regard attristé sur ce qu’elles furent un jour, avant même d’y renoncer aujourd’hui :
Je crois que je suis malade. Je ne sais pas si ma maladie porte un nom. Je reste juste là, scotchée sur Internet ou devant la télé pendant des heures, intercalées par quelques sursauts de volonté, et après, je mens sur ce que j’ai fait. Et puis je me sens tellement excitée au sujet de quelque chose que l’excitation me submerge… et je ne dors plus, je ne peux plus rien faire. Je me dis que tout est beau, mais je ne sais pas comment trouver ma place dans ce monde, s’emporte Brooke face à Tracy.
L’esprit de la bohème tant regretté des années 1960 que retrouve l’écrivain français dans son roman n’est pas étranger au long-métrage de Baumbach. New York se substitue à Paris, le XXIe siècle aux sixties. La présentation des lieux y est pareillement importante, nécessaire. Le décor n’est pas en fond, il enrubanne les personnages jusqu’au moment de les dissimuler complètement.
À force d’essayer d’exister, Brooke finit par créer une version alternative d’elle-même. Elle est cette Mistress America, cette « fonctionnaire le jour et super-héroïne la nuit », celle de sa série fantasmée. Le film parvient à créer une sorte de bulle sociale dans laquelle coexistent de multiples âmes. Des rôles secondaires qui incarnent tous des interrogations contemporaines et parviennent à dépasser leur simple statut de faire-valoir.
Losers by day, superheroes by heart
Ici, plus que jamais, Gerwig et Baumbach questionnent l’art et son devenir dans un système capitaliste de plus en plus omnipotent et impossible à contourner. Tracy souhaite intégrer le club étudiant littéraire hype de sa fac, celui qui détermine avant le talent des qualifications sur un CV ; Brooke veut ouvrir un restaurant qui ne ressemble à rien, qui n’a pas le classique « business plan » des costards cravates, mais aurait la chaleur d’un foyer où ses futurs enfants pourraient faire leurs devoirs. Symbole de cette désillusion capitaliste, l’ex de Brooke l’assure : « Personne ne démarre un projet sans songer à se faire de l’argent ».
Face aux questionnements ontologiques de deux protagonistes dont l’ambition existentielle est de découvrir ce qui les passionne, la froide réponse capitaliste est là. À l’art, au bouillonnement créatif et à la liberté d’être émancipé-e, la société répond avec dédain. On peut y voir la critique d’une mécanique que Greta Gerwig et Noah Baumbach connaissent parfaitement : celle du cinéma, des grands groupes de production, des corporatistes. Et donc aux pisse-froid, à eux et elles de répondre énigmatiquement à la manière de Tracy :
Ça ne vous arrive jamais, quand vous voyagez en voiture, de ne pas vouloir arriver à destination ?
Mistress America donne enfin une nouvelle définition des superhéros et super-héroïnes. Alors que l’on se noie dans les productions nauséeuses de Marvel ou Warner/DC, Greta Gerwig et Noah Baumbach nous offrent l’alternative que l’on n’attendait plus. Cette critique en apparence légère et drôle d’une certaine jeunesse privilégiée qui pleurniche et tourne en rond, est aussi celle plus acide de l’unification de la pensée, de la culture et de la globalisation. Des super-héroïnes plus vraies que nature, celles que l’on méprise, juge, admire et idéalise. Qui sont, dans le fond, une partie de nous-mêmes.