Artiste française pleine de talent et d’avenir, Anaïs Volpé s’amuse à réinventer les codes cinématographiques. Son nouveau projet intitulé « HEIS » est l’addition d’une installation, d’une série web et d’un long-métrage. Le tout formant une seule et même œuvre, de celles que l’on croise rarement. Dans un café parisien, chez Mel Mich et Martin, nous l’avons rencontrée. Le temps de la questionner et d’admirer son exposition, soit la troisième partie d’un corps artistique synonyme d’accomplissement.

 

Côté pile, « HEIS » est un projet expérimental qui sort des sentiers battus. C’est une rencontre entre plusieurs procédés : la fiction, le travail documentaire, l’essai expérimental, le recyclage d’images, l’écriture, la voix off, le montage, le travail sonore et l’utilisation de plusieurs supports. Volontairement, l’œuvre s’émancipe des codes artistiques et ne rentre dans aucune case pour mieux déstabiliser les spectatrices et spectateurs. Lesquel-le-s semblent contemplatifs-ves, un peu déconcerté-e-s, mais surtout avides de curiosité pour ce travail original conçu par la réalisatrice Anaïs Volpé.

Avec « HEIS », la créatrice nous emmène aux frontières de la fiction et du réel sans que nul ne sache d’où l’on part. D’abord la série web ? Ensuite le long-métrage ? Et enfin la découverte de l’installation ? Non. Le projet est fragmenté, mais de manière homogène et complémentaire. Paradoxale. Car, comme l’indique son titre, « HEIS » signifie « un », c’est-à-dire ne faire qu’un-e, au sens de l’épanouissement personnel vers lequel chacun-e tend. Mais vers ce but, le parcours est souvent semé d’embûches et il faut parfois savoir recoller les morceaux. Anaïs Volpé le sait, la vie est un combat acharné quotidien, une lutte enivrante à la base de son inspiration.

Côté face, voilà donc le message sensiblement vibrant que délivre l’artiste à travers « HEIS ». Enfant de la génération galère, elle qui a enchaîné les petits boulots alimentaires tente malgré tout de poursuivre son idéal : celui de faire du cinéma, de s’accomplir dans un univers que l’on dit inaccessible et inatteignable. Pourtant, c’est bien en faisant front aux difficultés que l’on arrive à les surmonter : « Cest le manque de sécurité dans la vie qui ma poussée à raconter tout ça, cest vraiment la dalle qui ma nourrie, explique la cinéaste. “HEIS” parle, entre autres, beaucoup de la jeunesse en France, de ses grands rêves et de ses grands saignements de nez. »

 

Aujourdhui réalisatrice, tu es avant tout comédienne. Une vocation qui ta menée, après le lycée, de Toulouse à Paris où tu as suivi des cours dexpression scéniques de manière professionnelle. Doù te vient cette passion pour le théâtre ?

J’ai toujours préféré les pièces de théâtre aux romans. Pour les plus classiques, mes auteurs favoris sont Racine et Corneille. Côté contemporains, j’apprécie des écrivains et écrivaines comme Bernard-Marie Koltès, Sarah Kane ou encore Didier George Gabily.

Le théâtre est ancré en moi depuis mon enfance. Pourtant, je ne suis absolument pas issue d’un milieu artistique. Je viens d’une famille « Monsieur et Madame Tout-le-Monde » qui le vendredi soir préfère regarder un film à la télévision ou lire un best-seller sous la couette, plutôt que d’aller au théâtre ou au cinéma. Je n’ai donc jamais été initiée à l’art théâtral. J’en ai fait moi-même la démarche vers l’âge de sept ans, lorsque je me suis inscrite au club de théâtre de l’école. J’adorais raconter des histoires, me mettre dans la peau des personnages. Forcément, j’attendais avec hâte les spectacles de fin d’année. C’était un peu la consécration de tout notre travail.

Installation murale « Les Corps chaotiques », réalisé par Pia. Le personnage principal de la série et du long-métrage Heis est interprété par Anaïs Volpé © Louise Pluyaud

Installation murale « Les Corps chaotiques », réalisée par Pia. Le personnage principal de la série et du long-métrage Heis est interprété par Anaïs Volpé. © Louise Pluyaud

 

Et cette passion t’a donc poursuivie en vieillissant…

Oui ! Par la suite, j’ai d’ailleurs entrepris le théâtre de manière professionnelle. En 2011, j’ai été admise en tant que comédienne aux Ateliers du lundi au Théâtre National de la Colline. J’ai eu la chance de travailler avec des metteur-e-s en scène de grand renom comme Christophe Maltot, Célie Pauthe ou encore Denis Loubaton.

J’ai également travaillé au théâtre du Hibou sous la direction de Luis Aime-Cortez. Puis, j’ai joué dans plusieurs courts-métrages – avant de passer derrière la caméra – et un long-métrage indépendant, 600euros, réalisé par Adnane Tragha (sélectionné aux Pépites du cinéma 2013, ndlr). L’univers du théâtre est très formateur. Et si celui du cinéma est difficile, on peut dire que le milieu du théâtre est encore pire.

 

Comment es-tu passée de la scène à la mise en scène ?

J’ai eu très tôt une expérience avec le septième art, dès l’âge de dix-neuf ans. À cette époque, je ne voulais absolument pas devenir réalisatrice. Je pensais juste que pour être comédienne, il était important de connaître l’autre côté de la caméra. J’ai donc contacté des réalisateurs-rices via Google, en leur disant que je souhaitais travailler avec eux et elles. Je me suis alors retrouvée réalisatrice-assistante sur des tournages pendant deux ans.

Avec ces personnes, j’ai beaucoup appris sur les coulisses du cinéma indépendant, notamment les divers problèmes que l’on peut rencontrer sur un tournage…

 

Et pour le montage ?

J’ai appris toute seule grâce à des tutoriels sur YouTube. En 2012, je me suis enfin lancée dans la réalisation. Il y a d’abord eu Mars ou Twix, un court-métrage sélectionné au mashup film festival du Forum des images. Puis Lettre à ma sœur, tourné entièrement à l’iPhone. Le film raconte l’histoire d’une jeune fille qui a perdu sa sœur. Cette perte la hante, et elle va commencer à s’imaginer tout ce qu’elle aurait pu lui dire avant sa disparition.

Et puis il y a eu Blast, un court-métrage de vingt minutes produit par Lucy in the Sky. Le film a été sélectionné aux Pépites du Cinéma 2013 ainsi qu’au Festival international des Jeunes Talents Paris/Pékin où il a remporté le prix du Jury. Autant d’encouragements qui me poussent à continuer.

 

Quelle est lorigine du projet « HEIS » ?

J’ai mis de plus en plus de vidéos sur internet : Mars ou Twix, Lettre à ma sœur, et Blast. Puis j’ai continué avec des courts-métrages sur le thème des galères de jeunesse : Our Malik (le sang dans les rêves), sélectionné au Festival Côté court en 2014, puis j’ai réalisé Paralysis (la guerre des coudes) l’année suivante. Le projet a retenu l’attention de professionnel-le-s et on m’a conseillé d’en faire une web-série, ce que j’ai entrepris dans la foulée. Bout à bout, les cinq épisodes formaient presque un long-métrage. Une fois terminé, je me suis rendu compte que le long et la série de courts devenaient complémentaires. Puis, une amie propriétaire d’une galerie d’art à Auxerre m’a contactée pour exposer mes photos. J’en fais parfois en freelance pour des magazines.

J’avais donc mes photos, des objets du film, et des œuvres originales car Pia, le personnage principal de « HEIS », est plasticienne. L’idée m’est alors venue de faire une installation autour de ça. Sans le prévoir, « HEIS » est devenu un projet crossmedia entre trois volets : HEIS (chroniques) le long-métrage, HEIS (pile ou face) la série web, et HEIS (sur le mur) l’exposition. Aujourd’hui, je cherche toujours le meilleur moyen de diffusion de la série sur Internet. J’espère qu’elle sortira vers juin 2016. Pour l’instant elle continue de tourner en festivals.

Anaïs Volpé apporte une grande importance aux objets. Le k-way jaune revient très souvent dans la série. « Je trouvais ce vêtement esthétiquement sympa, explique-t-elle. Et puis, mettre un k-way dans une laverie, c’est plutôt drôle. Aujourd’hui dans les grandes villes, il y a des jeunes de 30 ans qui n’ont toujours pas de machine à laver. Moi perso ça fait dix piges que je vais au lavomatique. Plutôt que de s’en plaindre, j’ai voulu en faire une mise en scène comique. » © Louise Pluyaud

Anaïs Volpé apporte une grande importance aux objets. Le k-way jaune revient très souvent dans la série : « Je trouvais ce vêtement esthétiquement sympa, explique-t-elle. Et puis, mettre un k-way dans une laverie, c’est plutôt drôle. Aujourd’hui dans les grandes villes, il y a des jeunes de trente ans qui n’ont toujours pas de machine à laver. Moi, perso, ça fait dix piges que je vais au lavomatique. Plutôt que de m’en plaindre, j’ai voulu en faire une mise en scène comique. » © Louise Pluyaud

 

Mélange de cinéma, darts plastiques et du format web, « HEIS » est un projet cinématographique atypique. Tu sembles vouloir taffranchir de tous les codes. Ton ambition est-elle de réinventer le septième art ?

Je n’ai pas cette prétention. J’ai simplement voulu aborder le cinéma de manière différente, avec plus de liberté. Je n’ai jamais été dans le souci de respecter les codes cinématographiques à la lettre. J’avais bien sûr l’envie de raconter une histoire avec une caméra, mais pas nécessairement grâce à ce seul appareil. J’ai donc mélangé les moyens : caméra, caméscope et smartphone.

Finalement, la seule chose que j’ai vraiment respectée ce sont les règles de bienséance envers les spectatrices et spectateurs. Ce que je veux dire, c’est que parfois l’artiste semble oublier qu’il s’adresse à un public. Souvent, devant une œuvre, je me suis sentie délaissée. Je ne veux pas recréer ce que je n’ai pas aimé ressentir. Je fais en sorte que les sujets dont je traite soient à la fois personnels et universels, de manière à ce qu’il y ait possibilité d’identification. Un-e artiste peut aussi avoir un rôle important, il ou elle peut aider quelqu’un-e à mieux se connaître.

La culture est synonyme de partage. Et j’estime qu’en art, il faut pouvoir s’écouter, mais aussi savoir comment rendre sa création intéressante et explicite pour les autres. Sinon c’est un acte égoïste. Comme on dit : « lartiste sest fait un kiff ».

Pia : « J’ai décidé de peindre ma télévision en rose parce que ça ne m’intéresse plus ce qui se passe à l’extérieur. Trop d’horreur, trop de peur, etc. » © Louise Pluyaud

Pia : « J’ai décidé de peindre ma télévision en rose parce que ça ne m’intéresse plus ce qui se passe à l’extérieur. Trop d’horreur, trop de peur, etc. » © Louise Pluyaud

 

« HEIS » parle beaucoup de et à la jeunesse. Tu y abordes des thèmes cruciaux – amour, famille, amitié, épanouissement personnel, travail – auxquels nous, les jeunes, sommes tou-e-s confronté-e-s. À travers ta création, jai eu limpression de me reconnaître. Était-ce là ton but, celui dexprimer les angoisses et le malaise de la génération actuelle, qui a tant de mal à se faire une place dans la société daujourdhui ?

Au début, j’avais surtout besoin d’évacuer des choses vécues. Pendant huit ans, j’ai enchaîné les petits boulots alimentaires – hôtesse d’accueil, serveuse, standardiste… Le rythme était souvent effréné : lever à 4 h du matin, en service de 6 h à 12 h, déjeuner dans le métro, sieste, tournage à 14 h. Avec peu de week-ends et peu de vacances.

À travers « HEIS », j’ai eu envie de raconter cette précarité, ce vertige constant d’insécurité que beaucoup de gens ressentent. Les textes que l’on entend dans la web-série que je lis en voix off témoignent de ce sentiment d’instabilité. Je les ai écrits à l’âge de vingt-trois ans. Aujourd’hui j’en ai vingt-sept, mais ils me semblent encore d’actualité.

C’est un fait, la jeunesse en France n’est pas assez soutenue. Il faut lutter pour s’en sortir, s’épanouir, s’accomplir. C’est de cette lutte que je voulais aussi parler. De cette beauté dans l’adversité qu’il me fallait sublimer. Car, malgré les difficultés, les jeunes sont de plus en plus volontaires. Par exemple, il n’y a jamais eu autant de désir d’auto-entrepreneuriat ! Aujourd’hui, les jeunes veulent faire le métier qui leur plaît, créer leur propre projet. Comme je me suis battue pour réaliser le mien. J’ai d’abord fait quelques courts-métrages par besoin de dire des choses, et le hasard a fait que cela m’a ouvert des portes assez vite, contrairement au théâtre. Je n’ai pas refermé ces portes, je les ai franchies !

 

Et dans le milieu du cinéma, souvent qualifié de misogyne et parfois de réactionnaire, as-tu rencontré des difficultés pour te faire une place ?

Personnellement, non. Ni ma jeunesse ni le fait d’être une femme n’ont été des freins. Cependant, je dois avouer que ma non-appartenance au sérail m’a fermé quelques portes. Dans certains milieux artistiques, il est parfois plus difficile de se faire une place, un nom, quand on n’est pas « fille ou fils de ». On peut tout de même y arriver. Cela prend juste un peu plus de temps… Le travail paye toujours, et je commence à le voir déjà un peu.

© Louise Pluyaud

© Louise Pluyaud

 

Aujourdhui, les jeunes s’exilent de plus en plus à l’étranger. Comme si un avenir meilleur les attendait ailleurs. As-tu toi-même >beaucoup voyagé ? 

Avant mes 17 ans, j’ai pas mal sillonné l’Europe. Puis, il a fallu que je rentre, que je commence à gagner ma vie, à m’assumer seule. J’ai emménagé à Paris en 2006.

En 2013, j’ai pu partir en Chine grâce à mon court-métrage Blast. Le film avait reçu le prix du Jury du Festival international des Jeunes Talents Paris/Pékin. Une fois là-bas, l’Institut Culturel français de Pékin m’a permis d’effectuer une résidence artistique pendant plusieurs semaines. Loin de la France, j’ai appris beaucoup de choses sur moi. J’ai aussi retrouvé l’envie de bouger, de voyager.

Je suis donc partie à New York, où je suis arrivée dans la nuit du 12 au 13 novembre 2015. À ce moment précis, je n’ai jamais aussi mal vécu le fait d’être loin de mon pays. Aujourd’hui, j’ai envie d’extérioriser mes sentiments à travers un film sur l’expatriation. J’aimerais raconter comment on vit l’histoire de son propre pays en étant loin.

© Louise Pluyaud

© Louise Pluyaud

 

As-tu d’autres projets en tête ?

Oui ! J’ai déjà écrit deux pièces de théâtre – elles n’ont pas encore été éditées. Et en ce moment, j’en prépare une troisième. J’y aborde des thèmes qui me touchent tout autant qu’ils me tourmentent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le point commun entre toutes mes œuvres artistiques est cette idée qu’un jour, tout peut basculer en une seconde, que nos vies peuvent changer à tout jamais sans que nous l’ayons vraiment décidé.

J’ai toujours été habitée par cette peur : du jour au lendemain, tu n’es plus là. Et ce avant les événements du 13 novembre. Heis (chroniques), le long-métrage – terminé en septembre – commence d’ailleurs avec cette phrase de Pia : « Bon ça va, je nai pas perdu quelquun dans un attentat ». Des attentats qui hantent son esprit, son œuvre tout entière que j’ai intitulé « Les corps chaotiques ».

La notion de chaos m’effraie, elle est ancrée en moi. Le monde se fragmente, et il faut incessamment recoller les morceaux. Aller de l’avant, apprendre à vivre ensemble et ne faire qu’un-e, enfin !

 


Infos pratiques :

Retrouvez le projet HEIS sur le site web officiel et Facebook ainsi que la réalisatrice Anaïs Volpé sur Twitter et Instagram (@heis_crossmedia).

HEIS (sur le mur), chez Mel, Mich & Martin, 8 Rue Saint-Bernard, 75 011 Paris, jusqu’au 27 mars 2016 inclus.


Image de une : © Gabriel_FaisunfilmPutain