Avec Quatre mouches de velours gris (1971), Dario Argento expérimente et explore ses propres talents. À la fois personnelle et bancale, cette œuvre permet pourtant aux spectatrices et spectateurs de comprendre la maestria de certains de ses films suivants.
Giallo, j’écris ton nom. Avant le merveilleux Suspiria sorti en 1977, Dario Argento commence sa carrière de réalisateur avec sa célèbre « trilogie animalière ». Après L’Oiseau au plumage de cristal (1970) et Le Chat à neuf queues (1971), c’est au tour des mouches de venir tourmenter les âmes qui errent dans les œuvres du grand marionnettiste de l’horreur.
Quatre mouches de velours gris raconte l’histoire de la lente descente aux enfers psychologiques du batteur d’un groupe de rock, Roberto Tobias (campé par Michael Brandon, à la palette d’expressions aussi variée que celle de Keanu Reeves). Alors qu’il rentre d’une répétition, le musicien pense être suivi par un homme mystérieux. Il part en chasse, finit par rattraper l’inconnu et le tue dans un immense théâtre désaffecté. Démuni, un couteau ensanglanté à la main, Roberto réalise qu’un étrange personnage l’observe depuis l’un des balcons centraux, armé d’un appareil photo dont le flash se déclenche en continu. Quelqu’un vient d’immortaliser le meurtre qu’il a commis. C’est pour lui le début d’un chantage psychologique pervers.
La culpabilité le ronge, mais il ne parvient pas à se rendre aux autorités. Un terreau fertile de faiblesse mentale que ne manque pas d’exploiter son harceleur. Les morts se multiplient autour de l’artiste, visiblement empêtré dans un mariage qui s’étiole, et l’ombre menaçante de la faucheuse se rapproche dangereusement de lui. Il décide alors d’engager un détective privé afin de l’aider à prendre au piège l’objet de ses tourments.
Stupeur et tâtonnements
Entre maniérisme sinistre et humour noir, Quatre mouches de velours gris est le boulevard expérimental de celui que Jean-Baptiste Thoret désigne comme un « cinéaste des éléments ». L’horreur est ici dévoilée aux yeux des spectatrices et spectateurs telle une chose intrigante, privilégiant toujours la caméra subjective et les trompe-l’œil cinématographiques. Faisant appel au monde de l’onirisme, Dario Argento manipule à l’écran ce qu’il aime désigner sous le nom d’« images acoustiques », malheureusement dentelées d’un vide scénaristique flagrant. Dès le début, la caméra incarne le personnage principal du long-métrage, entrant dans les objets comme dans les protagonistes de l’histoire.
Au cinéma, le giallo donne habituellement une importance très particulière aux femmes comme figures d’érotisation violente, ainsi qu’à la strate fantastique de l’existence jamais entièrement révélée de notre réalité. Ici, le réalisateur paraît davantage se concentrer sur le thriller et l’exploration de la psyché des personnages – notamment les difficultés du couple, qui, on le sait aujourd’hui, font écho à son propre divorce de l’époque –, plus qu’à son esthétique.
Bien sûr, les armes contondantes et les yeux exorbités sont là, dans une mise en scène élégante de la mort et de la poursuite sur de grandes places désertes, lieux privilégiés de la traque meurtrière et des exécutions, comme ce sera plus tard le cas pour Les Frissons de l’angoisse (1975) et pour la scène mémorable de Suspiria, lorsqu’un aveugle se fait égorger par son chien. Malgré tout, ce qui deviendra la marque de fabrique de Dario Argento aujourd’hui n’en est encore qu’à ses débuts. L’on perçoit une sorte de retenue quant à l’exposition des atrocités commises par l’assassin, une hésitation quant à sa nécessité diégétique.
La femme au centre de l’histoire est ici dépeinte comme une folle hystérique, dont le seul et unique but est de se venger. Selon des stéréotypes qui paraissent aujourd’hui bien archaïques, le personnage central du film manque d’une profondeur indispensable, de la justesse qui étoffe les figures féminines crédibles.
Drôle malgré lui
Quatre mouches de velours gris ressemble aussi au préambule de Phenomena (1985), dont l’intrigue insolite met en scène une héroïne qui a la capacité de communiquer avec les insectes. Malheureusement, un élément principal du film – les mouches tueuses imprimées sur la rétine de l’une des victimes de Roberto – est difficilement exploité. Si le long-métrage n’est pas dépourvu d’ambiguïté et de détournement de la réalité par le biais du montage, des très gros plans, travellings et zooms si chers à Dario Argento, l’ingrédient magique d’œuvres remarquables comme Les Frissons de l’angoisse lui fait incontestablement défaut.
L’aspect le plus intéressant (car certainement le plus manqué) du film réside donc dans l’humour, grotesque et involontaire, que Dario Argento étale allègrement sur sa pellicule. Avec le détective raté Gianni Arrosio (Jean-Pierre Marielle) et le philosophe nomade Dieu (diminutif de Dieudoné en français, interprété par Bud Spencer), il grossit les traits de ses protagonistes jusqu’à en faire des pantins bouffons dont l’utilité se réduit à leur impuissance quant au cours des évènements. Le tout dans une ambiance « machos made in Italia ».
La fabrique du talent
Bien que Quatre mouches de velours gris semble de temps à autre hésiter entre les genres, le talent du maître du giallo permet pourtant d’en faire une composition harmonieuse et cohérente. Dario Argento sauve les meubles en proposant des séquences envoûtantes comme celle du parc avec la mort de la femme de ménage, ou encore celles rêvées par Roberto d’une exécution publique quelque part au Moyen-Orient. Le tout rythmé par la musique d’Ennio Morricone, une bande-son qui n’a rien à envier au jazz électrisant d’un Birdman (2014).
Brouillon adroitement agencé des futures productions inoubliables de Dario Argento, Quatre mouches de velours gris agrémente les futurs commandements à respecter pour un giallo réussi, genre dont l’Italien demeure incontestablement le virtuose attitré. Le scénario qui, on le sait aujourd’hui, a été tissé à partir des scènes de meurtres n’est pas franchement brillant, voire faiblard. Cette pellicule jeune et hésitante – dont le nom s’impose parfois comme la plus grande qualité – offre malgré tout des moments d’une maîtrise exceptionnelle, où les spectatrices et spectateurs se retrouvent prisonniers-ères du fétichisme et de la perversion visuelle du réalisateur. Qui, quoi que l’on en dise, même avec l’un de ses moins bons longs-métrages reste l’un des meilleurs artisans et artistes du cinéma d’horreur.
Citations : Jean-Baptiste THORET, Dario Argento, Magicien de la peur, Cahiers du cinéma, 2008, p.47 et p. 23.
Quatre mouches de velours gris de Dario Argento est disponible dans une superbe version Blu-Ray et DVD chez Wild Side. Il a aussi été diffusé par ARTE dans le cadre du cycle Trash de la chaîne franco-allemande.
Affiches du film :