Rencontre avec la talentueuse autrice de bande dessinée Mirion Malle. Toutes en formation pour le Commando Culotte !
Beaucoup de féministes comparent la découverte personnelle de ce mouvement à la fameuse scène de Matrix (Lilly et Lana Wachowski, 1999), quand Neo (aka one-expression-Keanu-Reeves) est confronté au plus gros dilemme de son existence : choisir entre la pilule bleue ou la pilule rouge, les deux tendues par Morpheus. Lorsque sa décision est prise – celle de voir ce qui se cache derrière les apparences trompeuses –, plus de retour en arrière possible.
Le cachet, voilà longtemps que Mirion Malle, autrice de bande dessinée bien connue d’Internet, a décidé de l’avaler. Mais au lieu de se contenter de subir les défauts qu’elle découvre sur le fonctionnement de ce qui la passionne et l’anime (les séries TV et les films), elle a choisi d’en décrypter les mécanismes, toujours avec humour. Après plusieurs années à s’exprimer sur son blog, Mirion Malle a eu la chance de dessiner pour différentes plateformes, comme Les Inrocks où elle analysait Game of Thrones et Top Gun.
Aujourd’hui, à la fois étudiante, bédéiste et blogueuse acharnée, elle revient avec un tout premier ouvrage : Commando Culotte, les dessous du genre et de la pop culture paru chez Ankama en janvier 2016. Un savant mélange de ses notes pédagogiques sur des notions clés liées au féminisme (culture du viol, friendzone, binarité des genres, complexité du genderbent, clichés sur l’humour et les femmes…) et de celles qui analysent productions cinématographiques et séries (notamment les teen movies qu’elle affectionne particulièrement ou encore Six Feet Under et Jacky au royaume des filles).
Préfacé par Mar_Lar, militante du Web surtout célèbre pour un très long papier sur le sexisme dans les jeux vidéo, le livre s’ouvre en nous rappelant qu’avant le produit culturel, le système est déjà discriminant en soi. Le féminisme, c’est un effort intime, un interminable chemin de construction et déconstruction. Voici quelques points importants basés sur la réalité actuelle et les différentes études publiées ces dernières années :
- « Si nous ajoutions des personnages féminins au rythme des 20 dernières années, nous arriverions à la parité dans 700 ans » dans les divertissements pour enfants ;
- Le ratio entre protagonistes féminines et masculins est inchangé depuis 1946 ;
- Dans les films, seuls 30,9% des personnages parlants sont féminins, alors que 69,1% sont masculins ;
- La culture, les longs-métrages et séries ont des conséquences sur nos vies au quotidien : après la sortie de Rebelle (Brenda Chapman, Mark Andrews, 2012), le nombre de femmes et de fillettes qui ont pris des cours de tir à l’arc à significativement augmenté. La comédienne Geena Davis insiste sur le fait que les recherches démontrent que plus une petite fille regarde la télévision, moins elle pense avoir d’options dans ses choix de vie, à l’inverse des garçons ;
- Les décisionnaires à Hollywood sont majoritairement des hommes blancs (âgés et hétérosexuels), et cela se ressent dans ce qui est proposé sur nos écrans. La polémique #OscarsSoWhite n’en est qu’une des nombreuses manifestations ;
- Cette polémique est d’ailleurs confirmée par une étude de l’Université de Californie du Sud, publiée le 22 février 2016 et dénonçant une « épidémie d’invisibilité » (elle analyse près de 11 300 personnages avec des répliques, dans 414 films et séries télévisées) : 74% des rôles de plus de 40 ans sont des hommes, seuls 2% des personnages sont identifiés comme LGBTQ+ et, ô surprise, les femmes sont bien plus souvent attifées de tenues sexy ou assez dénudées (34,3% pour elles, 7,6% pour les hommes) ; enfin : les femmes ne représentent que 15% des réalisateurs-rices, 29% des scénaristes et 23% des créateurs-rices de séries ;
- Seuls 30,8% des rôles avec du texte sont attribués à des femmes ;
- Au niveau international dans le cinéma, seuls 22,5% sont des personnages féminins contre 77,5% pour les personnages masculins…
Lakshmi Puri, directrice d’ONU Femmes, expliquait ceci en 2013 lors de l’annonce de l’étude au sujet des « images sexistes présentes dans les films du monde entier » :
Il n’y a aucun doute sur le fait que les stéréotypes de genre dans les médias sont des facteurs sociopsychologiques qui influencent la façon dont sont perçues les femmes et les filles. Ils influencent également leur estime de soi et les relations entre les sexes. On ne peut pas laisser la mauvaise image de femmes et des filles détruire ce que nous avons gagné en matière d’égalité de genre et d’émancipation des femmes.
C’est bien de tout cela que nous avons discuté avec Mirion Malle, dont le travail facilite la compréhension ainsi que l’accès à ces informations, tout en aidant chacune à vivre et à explorer son féminisme.
Salut Mirion, qui es-tu et d’où viens-tu ?
Je suis autrice de bande dessinée, j’ai 23 ans et j’habite à Paris, après être passée par la Charente-Maritime, Toulouse et Bruxelles !
Ton travail est de plus en plus connu – et reconnu. Comment tout a commencé pour toi ? De la première fois où tu as pensé : « Tiens, je pourrais faire un dessin et il aurait du sens ! » à ta mission récente pour Les Inrocks où tu passais la saison 5 de Game of Thrones à la loupe ?
J’ai commencé mon blog en 2011 et j’y postais un peu tout et n’importe quoi – surtout des blagues pas forcément très bonnes sur ma vie en prépa lettres ! En août 2013, je me suis mise à analyser des films et des séries en BD, parce que j’en regarde beaucoup et que ça me semblait être un chouette concept. Assez vite, j’ai désiré aborder les clichés sexistes en général, dans une première note sur le prétendu manque d’humour des filles. Petit à petit, de plus en plus de personnes sont venues me lire.
Pour Les Inrocks, c’est une journaliste qui m’a contactée en me proposant d’adapter le contenu de mon blog pour le magazine. Jusqu’ici, nous avons eu deux collaborations. Je ne sais pas si ça va continuer, mais c’était une très bonne expérience !
À quel point Internet a-t-il joué dans ta carrière professionnelle ?
J’ai d’abord été découverte par mon blog. Internet a aussi eu un impact d’un point de vue personnel, car la grande majorité de mes ami-e-s de la BD vient aussi de l’univers des blogs. On s’est tou-te-s rencontré-e-s autour de ça !
Penses-tu que ton regard sur la culture est aussi générationnel, dans le sens où Internet a changé notre manière de voir et consommer la culture ?
C’est sûr qu’Internet offre un accès facilité à beaucoup de choses, notamment les films et séries. Je n’aurais pas pu en voir autant sans la Toile ! C’est aussi plus facile de trouver des articles et des analyses sur ces objets culturels et du coup de construire une réflexion par rapport à ça.
Tu es aujourd’hui, au même titre que TANXXX par exemple, une autrice de bande dessinée qui incarne une voix féministe auprès du public. Comment le vis-tu ?
Cette comparaison m’honore ! Bien, j’imagine ? Je ne me vois pas particulièrement comme une voix forte, mais je suis contente si je peux aider à partager des idées, des faits, ou intéresser les gens au féminisme !
Oui, en te lisant, on réalise que tu portes beaucoup d’attention à offrir des outils pédagogiques à tes lectrices et lecteurs afin de les initier au féminisme, de les orienter. Pourquoi penses-tu que c’est important ?
J’ai l’impression que le féminisme – comme toute lutte – se fait petit à petit… C’est assez rare de se lever le matin et de se dire : « Wow, en fait il y a tout un tas de rapports de force oppressifs » ! Tout ça marche plutôt par une prise de conscience progressive. Donner des outils accessibles, partager des informations importantes, ça aide à cette prise de conscience.
C’est assez important de parler à une autrice de BD en ce moment, et ce pour de bien mauvaises raisons. Un ressenti sur la sélection du Grand Prix d’Angoulême ? Je sais que tu es signataire du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme.
Mon ressenti est effectivement celui du Collectif. Je suis d’accord avec tous leurs communiqués, c’était du grand n’importe quoi, plein d’ignorance et de mauvaise foi, et ce festival s’est terminé aussi mal qu’il a commencé, avec la catastrophe des Faux Fauves…
Ton travail nous prouve qu’il est possible de parler de son quotidien et de ce qui nous entoure en étant drôle, subversif-ve et critique à l’égard de la société, sans se contenter d’un commentaire teinté d’humour.
Je ne sais pas si je parle vraiment de mon quotidien, puisque je fais surtout de la critique. Mais après, oui, comme je regarde énormément de séries et de films et que je vis le sexisme, on peut dire que c’est un peu le cas. Je commente, décortique et critique en rendant ça amusant pour les lectrices et lecteurs.
Peut-être pas de ton quotidien, c’est vrai, mais tu parles tout de même de toi à travers ton analyse de la culture, puisque culture et construction personnelle sont finalement liées. Tu es assez honnête sur tes goûts, tout en décortiquant les défauts de tes œuvres préférées. Je garde en tête ton post sur Harry Potter, étant moi-même une grande fan. As-tu l’impression de créer un lien avec tes lectrices et lecteurs par ce biais ?
Disons que c’est important pour moi de rester objective. Pour ça, j’ai l’impression qu’il faut être honnête avec les gens en montrant les limites de ma subjectivité. Plus simplement, j’aime aussi partager ce que j’aime. Par exemple, Harry Potter est une œuvre essentielle pour moi, celle qui m’a probablement le plus aidé à me construire. Comme je m’exprime sur mon blog un peu comme à l’oral, avec des gens que je pourrais rencontrer « en vrai », c’est important de le préciser. Du coup, ça crée du lien et c’est super !
La pop culture est-elle la meilleure amie dont on rêve au lycée, celle qui se retourne souvent contre toi pour te faire des crasses et finit par devenir ta parfaite Némésis dans les teen movies américains ?
Pas forcément ! Il y a des choses supers et d’autres affreuses, ce qui est important c’est de savoir discerner les deux, prendre ce qui est bien dans certaines œuvres et rester critique à l’égard de ce qui ne l’est pas.
La pop culture, c’est un terme assez vague au final qui renferme plein de choses. D’ailleurs, au début, mon blog consistait surtout à critiquer des films ou séries très sexistes, et petit à petit j’ai commencé à me concentrer sur des œuvres positives. C’est bien sûr dans une volonté de souligner ce qui se fait de bien, mais je pense aussi qu’à force, on commence à pouvoir repérer de loin ce qui va craindre à 10000% et ce qui va potentiellement être pertinent et pas trop bourré de clichés !
La mise en valeur des choses positives, je trouve ça assez intéressant. Car parfois, en surface et pour les gens peu renseignés, le militantisme donne l’impression de se contenter d’une dénonciation du négatif – et c’est important –, mais oublie de mettre en valeur ce qui fait évoluer positivement les choses. Qu’en penses-tu ?
Je ne suis pas vraiment d’accord, la plupart des militant-e-s que je suis se dépêchent de partager la moindre chose positive ou porteuse d’espoir sur tous leurs réseaux sociaux ou même dans la discussion.
Après, il y a des fois où l’on ne peut pas essayer de « diluer » les mauvaises choses dans les bonnes et c’est normal de dénoncer plus qu’on ne célèbre. C’est un juste reflet de la réalité, les trucs nuls étant malheureusement plus nombreux.
Passes-tu ton temps à regarder des séries et des films en griffonnant frénétiquement sur ton Moleskine ?
(Rires) Oui et non. Je regarde quasiment tous les jours un film ou plusieurs épisodes, en faisant souvent autre chose à côté. C’est plutôt une fois le visionnage fini que j’écris, dans un petit carnet, mon plan et les idées, puis je dessine une fois que tout est bien organisé.
Première publication avec Commando Culotte : Les dessous du genre et de la pop culture. Comment te sens-tu ?
C’est mon premier livre toute seule comme une grande, alors forcément ça compte beaucoup ! J’en suis plutôt contente et j’espère que les gens qui le liront l’aimeront bien aussi.
Vois-tu ce premier livre comme une initiation à la lecture féministe de la culture qui nous entoure ? Le choix des strips me semble assez réfléchi, de l’analyse d’œuvres à des points clés pour comprendre et appréhender le combat des féministes – culture du viol, déconstruction des clichés sur l’humour, la friendzone, etc.
J’ai construit le livre de façon à ce qu’il y ait à chaque fois un sujet général, par exemple la culture du viol ou la friendzone, qui soit ensuite mis en dialogue avec un film ou une série sur le même sujet, par exemple Sixteen Candles ou What If ?, pour pouvoir montrer un exemple concret après quelque chose de plus théorique.
Ça me permet aussi de toucher à d’autres thèmes sans forcément les développer pendant une note entière ! C’est pour ça qu’à la fin du livre, il y a quatre notes à part sur des films et séries, un peu en bonus, parce qu’elles me permettaient d’aborder des thèmes dont je n’avais pas eu le temps de parler.
Comprendre et construire son féminisme est un long processus. Qu’il s’agisse de personnalités musicales, littéraires, etc., quelles femmes ont pu influencer ton propre cheminement?
Oh là là, plein ! Déjà, je dois beaucoup à Internet et aux féministes de Twitter en particulier, qui m’ont permis de découvrir et d’apprendre beaucoup plus que dans les livres. Dans la BD, je pense sans hésitation à Liv Strömquist. On m’a fait lire son livre Les sentiments du Prince Charles parce que ça parlait aussi de féminisme et de pop culture, et ça a vraiment été une claque ! Tout est génial dedans, c’est une analyse très poussée du couple hétérosexuel dans la société, avec plein de sources très fouillées, bref, je le conseille chaudement !
Le féminisme, ça ressemble parfois un peu au Mordor. Non pas parce qu’il s’agit du ter ter de Sauron, mais plutôt – pour reprendre Frodo dans Le Retour du Roi – parce qu’une fois que tu as mis un pied dedans, tu sais dans ton cœur qu’il n’y a pas de retour. Est-ce parfois pesant de ne plus pouvoir te dégager de l’analyse féministe de tout ce qui t’entoure ?
Alors réponse simple, mais très sincère : non, absolument pas. C’est vrai que parfois certaines œuvres – ou personnes – sont tellement sexistes que ça empêche de voir le reste. Tant pis pour eux, ce n’est pas aux féministes de regretter, c’est aux films, séries, etc., et à ceux et celles qui les font de changer !
Dans Yes Please, Amy Poehler écrit : « It takes years as a woman to unlearn what you have been taught to be sorry for. It takes years to find your voice and seize your real estate. » Qu’en penses-tu ?
Aaaah, Amy Poehler, je l’aime tant, et j’ai globalement beaucoup aimé Yes Please ! Je suis complètement d’accord avec cette phrase, même si je ne suis même pas sûre qu’on puisse un jour totalement se « déconstruire ». Mais c’est important de réussir à comprendre ce qui ne devrait pas être, ce qui cloche.
Beaucoup de gens parlent du féminisme comme quelque chose qui enferme les femmes dans une lutte infinie, qui les déprime et les rend aigries (soupir). Au contraire, je trouve que c’est « libérateur », que ça aide à ne plus se sentir coupable, à ne plus accepter ce qui est imposé. Et ce qui nous déprime, au passage, c’est plutôt le sexisme, donc merci aux gens sexistes d’arrêter de l’être.
(Rires) Initiation au féminisme pour les nuls : quels sont les cinq ouvrages indispensables à tes yeux ?
Les sentiments du Prince Charles, de Liv Strömquist ; La construction sociale de la pensée féministe Noire, de Patricia Hill Collins ; Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur, de Kimberley Crenshaw – ces deux derniers sont des articles, courts, faciles et très importants à lire – ; le blog Genre ! d’Anne-Charlotte Husson ; et après on peut toujours aussi lire Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, qui n’est pas parfait et un peu ardu, mais c’est le premier essai sur le genre que j’ai lu et ça m’a quand même pas mal ouvert les yeux. C’est encore très actuel sur beaucoup de points.
Ce n’est vraiment pas exhaustif, c’est juste ce qui m’a le plus marqué. Je n’ai pas non plus lu des milliers d’ouvrages, malheureusement. Et encore une fois, Internet est plein de ressources pour débuter !
Tu as encore le temps de bosser sur ton blog avec tout ce qui se passe en ce moment pour toi ?
Malheureusement, plus beaucoup, je suis à la fac en master à côté et c’est un peu l’enfer niveau travail, mais j’essaye quand même de ne pas trop le délaisser !
Quels sont tes prochains projets, du coup ?
Pour l’instant, finir mon année à la fac, faire plein de notes de blog sur plein de séries et de sujets – là, j’en ai commencé une sur Jessica Jones, par exemple – et j’ai quelques projets plus conséquents que j’aimerais bien développer, mais je n’en suis encore qu’au tout début.
Super pour Jessica Jones ! Qu’as-tu pensé de la série – sans gâcher le plaisir de découvrir les détails de ta note ?
Beaucoup de bien ! Non seulement les personnages féminins sont merveilleux, mais surtout, c’était la première fois que je voyais un « bon » traitement du viol et des PTSD, sans aucune volonté de choquer ou d’attirer les spectatrices et spectateurs, et sans faire de sensationnalisme. Bref, ça a été mon gros coup de cœur de ce début d’année. J’ai vraiment hâte de voir une suite.
En parlant de ça, qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour ta suite à toi, après tes études ?
Facile : de réussir à continuer la BD et d’en vivre correctement, ce serait déjà génial, et aussi de rencontrer Jean-Claude Van Damme et qu’il m’apprenne à avoir autant de muscles que lui !
Découvre le blog de Mirion Malle, sa page Facebook et n’hésite pas à la suivre sur Twitter ! Et pour découvrir l’ensemble des résultats de l’étude mentionnée en introduction, n’hésite pas à cliquer ici. Et enfin, un énorme merci à Mirion pour cette magnifique image de Une, réalisée spécialement pour le webzine.
Ankama
15/01/2016
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Mirion Malle
15,90 €
Mirion Malle s'attaque aux clichés sexistes avec humour, les illustre par des exemples tirés de film ou série et met en lumière leur omniprésence dans les médias… Rendre justice au féminisme – ni hystérique, ni rébarbatif – et décortiquer les classiques des idées reçues comme « les filles ne sont pas drôles », « les hommes ne peuvent pas être féministes », « les filles sont futiles », … et voir combien la culture populaire nous influence.