C’est l’histoire de quatre jeunes filles : Enid, Hortense, Bettina et Geneviève. De leur vie, de leur quotidien, du tragique de leur existence à la mesure de ce qui compose leur réalité. Dans Quatre sœurs, Cati Baur – qui avait déjà été repérée avec J’arrête de fumer et Vacance (Delcourt) – appose des images aux romans éponymes de Malika Ferdjoukh, dans un monde faussement enfantin, coloré et léger. Les trois premiers tomes de cette bande dessinée en quatre actes ont été publiés entre 2014 et 2016 aux éditions Rue de Sèvres, nous laissant fébriles, dans l’attente de découvrir la suite de ces aventures qui ne nous quittent jamais vraiment.
Les sœurs Verdelaine, qui sont en fait cinq, vivent dans un univers comparable à une bulle, qui prend la forme d’une immense villa perdue en bord de mer, vulnérable à la pluie et au vent. Dans cette Vill’Hervé, comme elles l’appellent affectueusement, gravitent les planètes de leurs histoires, toutes entremêlées. Après le décès de leurs parents lors d’un tragique accident de voiture, il a fallu réapprendre à vivre. Redonner du sens à l’ordinaire, trouver de nouveaux repères.
Les récits enchâssés de Quatre sœurs nous rappellent Les Quatre Filles du docteur March, ou comment l’on peut être heureux-se lorsque l’on perd tout et que l’on n’a rien, si ce n’est le bonheur d’être aimé. Aux dures réalités de la vie et à ses difficultés, la maison répond par des airs de folie douce. Un lieu animé par une fausse légèreté et le gazouillis quotidien de ses habitant-e-s, animaux ou humain-e-s, spectres ou vivant-e-s, de passage ou résident-e-s. La villa devient finalement le personnage central, l’immobile repère des agitations des Verdelaine.
Chapitre 1 : Enid, 9 ans
Tout commence avec Enid, la cadette de la tribu. Rêveuse et lutine, elle consacre plus de temps aux bêtes qu’à ses semblables – comme avec Mycroft, le rat. Beaucoup de concepts la dépassent, et l’amour est certainement à ses yeux le plus insaisissable de tous. Comme ses sœurs, il lui arrive souvent de discuter avec les fantômes de ses parents, donnant aux planches colorées de Cati Baur de doux relents mélancoliques.
Au milieu du chaos général, géré par l’aînée, Charlie (23 ans, et la seule à ne pas avoir un livre qui lui est dédié), Enid laisse traîner une brise guillerette qui s’oppose aux sifflements du vent qui s’engouffre dans la vieille bâtisse. À l’indifférence de sa fratrie devant les hurlements d’un soi-disant fantôme dans le parc, la petite fille rétorque par sa croyance enfantine du « tout est possible ». Peu importent les critiques des grandes personnes, elle ira chercher la source du problème telle une exploratrice intrépide !
À l’aide de son trait singulier, au travail incroyable sur les visages des personnages et au choix des couleurs, la bédéiste parvient à créer un véritable point de vue dans chaque tome, caractéristique de la protagoniste sur laquelle elle s’attarde, sans pour autant négliger l’ensemble de la bruyante maisonnée et de ses invité-e-s éphémères.
Chapitre 2 : Hortense, 11 ans
C’est cette précision et cette même justesse qui définissent le tome 2, lequel tient une place particulière dans la série de ces aventures sororales. Avec sa personnalité discrète, artistique et introspective, Hortense nourrit la bande dessinée des feuilles de son journal intime, certaines sont ici entièrement retranscrites. Tout y est bleuté, mélancolique, romantique. À son silence et son absence du premier volet viennent s’ajouter les nébulosités de sa psyché.
Face à l’insouciance d’Enid, la fantaisie de Bettina, le sérieux de Charlie et le calme de Geneviève (16 ans), la discrétion maladive de Hortense se fait l’écho des ressentis des lectrices et lecteurs. Elle rencontre la frêle Muguette, atteinte d’une leucémie, qui fait de ses tristes jours des épisodes pleins d’espoir. À trop penser, Hortense oublie d’exister, mais Muguette contre le désespoir des gens trop cérébraux grâce à son rire. Elle permet à son amie de voir en elle-même quelque chose de vrai − sa passion du théâtre − et lui procure toutes les clés pour s’ouvrir aux autres et découvrir sa vérité.
Chapitre 3 : Bettina, 14 ans
C’est assurément la découverte de cette vérité qui manque à Bettina, dont l’une des occupations favorites est de harceler moralement sa petite sœur, mais également certain-e-s de ses camarades de classe. Rebelle et en pleine crise d’adolescence, toujours fourrée avec ses copines Denise et Béhotéguy, Bettina ne sait pas ce qu’elle veut. La jeune fille se complaît dans les apparences, cherchant la validation d’autrui en permanence. Ses couleurs sont aussi chaudes que le roux de ses cheveux, aussi vives que l’énergie dont elle déborde. Son visage, toujours contraint et grimaçant, est parsemé de jolies taches de rousseur et d’un nez aquilin, insoumis à ses expressions faciales.
Mais Bettina est en fait la parfaite héroïne de comédies romantiques américaines, la vaillante amoureuse, l’inénarrable gaffeuse. Peu à peu, l’on apprend à s’attacher à elle, à apercevoir dans ses comportements parfois secs la manifestation d’une douleur refoulée. Merlin, le livreur de surgelés, un garçon qui convoite son affection, l’apprendra à ses dépens. Pas assez beau, pas assez hype… L’ado lui inflige tout ce qu’elle a d’odieux en elle, le rejetant sans remords avant de réaliser son erreur. Beaucoup trop tard.
À suivre…
C’est ainsi qu’à la Vill’Hervé, les journées de ces sœurs, leurs rires, pleurs et mésaventures deviennent peu à peu notre réalité. On regrette néanmoins de ne pas voir davantage Charlie et Geneviève, qui devraient être plus présent-e-s dans le dernier livre à venir.
La force du dessin de Cati Baur et des histoires de Malika Ferdjoukh réside aussi dans les personnages secondaires, auxquels on s’attache vivement. Ils sont indispensables à la construction des sœurs et au dévoilement de leurs personnalités : Colombe provoque la jalousie de Bettina, et Merlin lui met en pleine figure son égoïsme ; Muguette fait relativiser Hortense ; l’amoureux de Charlie, Basile, et son prétendant perturbent la stabilité de sa vie ; l’horrible tante Lucrèce distribue ses maigres billets avec toute la mauvaise volonté du monde – argent d’ailleurs dont les demoiselles se passent au final avec plaisir si cela implique de ne pas avoir à supporter sa présence et celle de son chien…
Cati Baur réussit à faire vivre les mots de Malika Ferdjoukh. La dessinatrice est en effet très attachée à l’intérêt de l’autrice des romans originaux pour le cinéma de l’âge d’or, comme cette dernière l’explique dans une lettre à la fin du premier tome. Quatre sœurs donne libre cours à la profondeur des sentiments, et à des sujets aussi difficiles que la pauvreté, la mort et le deuil, tout en parsemant les pages de notes légères et justes sur ce que signifie être une enfant, une adolescente ou une jeune adulte. C’est intime, chaleureux et réconfortant, comme une tasse de chocolat chaud négligemment saisie alors que l’on regarde crépiter le feu dans l’antre de la cheminée.
Rue de Sèvres
08/01/2014
160
Malika Ferdjouk
Cati Baur
15 €
Orphelines depuis peu, les soeurs Verdelaine vivent à la Vill'Hervé, une grande maison en bord de mer. Enid, c'est la plus jeune, celle qui ne comprend pas vraiment les choses de l'amour, celle que personne ne croit quand elle dit qu'elle a entendu un fantôme hurler dans le parc. Ni Geneviève, ni Hortense, ni Bettina... Pas même Charlie l'aînée qui s'occupe de toute la petite tribu.