Il aura fallu trente ans à Gitta Sereny pour publier Une si jolie petite fille : Les Crimes de Mary Bell, un livre exceptionnel qui atteint les sommets du journalisme d’investigation et mélange les genres littéraires : biographie, roman, thriller ou encore essai – traitant de la justice et du bien et du mal. Soit le temps qu’une fillette de 11 ans puisse se souvenir, avec l’aide de la journaliste britannique, des crimes qu’elle a commis et de ceux qu’elle a subis…
Paru en Grande-Bretagne en 1998, Cries Unheard: The Story of Mary Bell est à ce jour un des rares exemples de roman non fictionnel européen. Ce genre de récit documenté et contextualisé d’une affaire judiciaire est apparu aux États-Unis en 1966 avec De sang-froid, de Truman Capote. La journaliste écrivaine Gitta Sereny va cependant bien au-delà de la narration de l’enquête sur les crimes de Mary Bell. Elle s’en mêle à sa manière, dénonce la justice des mineur-e-s de l’époque en Grande-Bretagne et élève son récit à une réflexion sur le bien et le mal.
Gitta Sereny voit la fillette de 11 ans pour la première fois le 5 décembre 1968, à son procès. Mary Bell comparaît pour le meurtre de deux jeunes enfants au printemps de la même année dans la ville de Newcastle. Elle assiste en tant que journaliste aux neuf journées du procès, lequel se termine par la condamnation à perpétuité de Mary dont la culpabilité ne fait aucun doute. Dès lors, elle cherche à comprendre comment « une si jolie petite fille » a pu tuer deux garçonnets de 3 et 4 ans à neuf semaines d’intervalle.
Après le procès, Gitta Sereny enquête pendant deux ans dans l’entourage de la fillette. Que s’est-il passé durant les dix premières années de la vie de Mary Bell qui puisse expliquer de tels actes ? « En 1968 à Newcastle, aucun service ni social, ni éducatif, ni médical, et surtout, ce qui est plus grave, aucun des psychiatres qui examinèrent l’enfant de 11 ans avant son procès (et donc, par la suite, aucune des personnes présentes au procès) ne connaissait son enfance », raconte la journaliste dans l’introduction de son livre. Avec l’aide de quelques membres de la famille de la petite Mary, elle découvre les traumatismes d’une enfant rejetée dès la naissance par sa mère, qui la maltraite et tente même plusieurs fois de la tuer… Sans que personne ne s’en inquiète vraiment, en tout cas pas suffisamment. Au terme de son enquête, des points obscurs demeurent néanmoins et Gitta Sereny les soulève dans un premier ouvrage, Meurtrière à 11 ans : Le Cas Mary Bell, paru en 1972 : « À l’époque déjà, j’exprimais ma vive inquiétude envers un système judiciaire britannique qui expose les mineurs à l’ahurissante procédure des tribunaux pour adultes et considère le contexte familial et tout ce qui pousse au passage à l’acte comme accessoire. »
La journaliste écrivaine attend ensuite patiemment vingt-trois années que la coupable puisse lui raconter sa vie, toute sa vie jusqu’à la vérité, toute la vérité : « J’ai toujours eu la conviction qu’un jour viendrait où elle-même, sans pression extérieure, souhaiterait raconter son histoire » (Une si jolie petite fille : Les Crimes de Mary Bell). Depuis sa libération conditionnelle en 1980, à 23 ans, Mary Bell a reçu et refusé de nombreuses demandes d’interviews de la part de magazines. Mais en 1995, le décès de sa mère et l’influence de son agent de probation la conduisent à reprendre contact avec Gitta Sereny. « Pour ma mère, vous étiez le diable, vous savez ? » lui dit-elle « presque immédiatement » lors de leur rencontre organisée par le bureau de probation. Elle est alors loin de comprendre pourquoi, mais elle veut que la journaliste « l’aide à se souvenir de tout », à « rétablir la vérité » selon ses propres mots, et qu’elle la couche sur papier.
Gitta Sereny explique alors à Mary Bell la difficulté de la démarche mais ne doute pas de son issue :
J’avais la conviction qu’en exhumant son enfance avec elle, et avec personne d’autre, il serait possible de comprendre quelles pressions, intérieures et extérieures, peuvent plonger des enfants dans un désespoir si profond qu’ils en viennent à commettre des crimes graves et même des meurtres. Je pensais aussi qu’en discutant avec elle de ses douze années de détention puis de sa vie après sa libération, nous découvririons quels effets l’emprisonnement a sur des enfants, et comment la société les prépare pour le futur.
Il faut sept mois d’entretiens avant que la jeune fille parvienne à se souvenir, non sans mal, des abus sexuels dont elle fut la victime dès l’âge de 4 ans et de ses propres crimes, dont elle prend enfin conscience. Mary Bell est à ce moment-là la mère attentionnée d’une fillette de 11 ans… Pour Gitta Sereny, elle « représente un autre mystère : comment un enfant peut-il agir d’une manière qui lui sera proprement inconcevable une fois adulte ? » Ainsi, vingt-sept ans après les faits, grâce à une enquête minutieuse et un travail quasi psychanalytique, la journaliste britannique aide Mary Bell à se remémorer d’atroces souvenirs, profondément enfouis dans son inconscient. La culpabilité « libérée » par la maternité favorise ce travail.
L’autrice mettra en tout deux années à écrire son livre, « extraordinairement difficile à rédiger ». Avec ce récit, elle montre comment le mal vécu par un enfant peut être intériorisé et en quelque sorte admis, transformé, projeté pour être supporté… et donc supportable, transformable, projetable en imagination, jusqu’au passage à l’acte.
Comprendre l’inacceptable
Décédée en 2012, à 91 ans, Gitta Sereny a cherché toute sa vie à comprendre le mal et son acceptation. Du fait divers au crime contre l’humanité, il n’y a qu’un pas puisqu’elle est également l’autrice d’Au fond des ténèbres – Un bourreau parle : Franz Stangl, commandant de Treblinka (2007), dans lequel elle raconte ses six semaines d’entretien avec le responsable du camp d’extermination situé en Pologne.
Points
07/01/2016
504
Gitta Sereny, Géraldine Barbe (traduction)
8,20 €
1968. Angleterre. En quelques semaines, deux petits garçons de 3 et 4 ans sont assassinés. Très rapidement, Mary Bell, 11 ans, est arrêtée, puis condamnée. Qui est cette fillette vive, jolie et si intelligente ? Trente ans plus tard, à sa sortie de prison, la journaliste Gitta Sereny la retrouve. Avec elle, lors de longs entretiens, se rejoue l'enquête et se précisent les mystérieux mécanismes qui ont conduit à l'indicible. Et une seule question subsiste : le mal est-il en chacun de nous ?