Lors de cette 69e édition, Pedro Almodóvar était de retour à Cannes avec un drame psychologique, Julieta, sélectionné en compétition officielle. Au casting de cette adaptation de trois récits extraits du recueil Fugitives d’Alice Munro : Emma Suárez et Adriana Ugarte, toutes deux jouant un même personnage qui évolue sur trois décennies. Sans jamais s’éloigner de sa chère Madrid, le cinéaste espagnol revient à ses premières amours avec un film passionné et passionnel sur la culpabilité et les non-dits transmis de mère en fille.
Dès la première scène – filmée dans un appartement cossu de la capitale –, on comprend qu’il ne sera question que de Julieta, une Madrilène blonde et huppée aux traits fatigués. Alors qu’elle s’apprête à emménager au Portugal avec son compagnon, Lorenzo (Dario Grandinetti), elle croise l’une des amies d’enfance de sa fille Antía (jouée par Priscilla Delgado, puis Blanca Parés), au détour d’une rue. L’évocation de cette dernière, qui l’a abandonnée douze ans auparavant, rouvre brusquement des blessures mal cicatrisées. Le réalisateur nous offre la promesse d’un destin brisé, celui d’une femme dévastée par la perte.
À la suite de cette rencontre, Julieta décide finalement de rester à Madrid. Hantée par les fantômes de son existence, elle s’enferme dans un appartement situé dans la rue où elle a passé une partie de sa vie et se lance dans l’écriture frénétique d’une lettre adressée à Antía, dans laquelle elle lui révèle tous ses secrets. Spectatrices et spectateurs sont alors en immersion, plongés dans un récit à tiroirs, perdus dans un va-et-vient entre les époques et les souvenirs entremêlés de Julieta. L’héroïne explore son passé pour mettre des mots sur les non-dits qui ont ruiné sa relation avec sa fille, et sur les années durant lesquelles elle a vu disparaître des êtres chers. Des années qui ont transformé son corps et vidé son cœur. Il faut qu’elle remonte le temps, qu’elle revienne à la source.
Un train maudit
Le long périple de Julieta (Adriana Ugarte) commence vingt ans plus tôt dans un train. La jeune professeure refuse de discuter avec son voisin de cabine, qui se suicide à l’occasion d’une halte. Persuadée qu’elle est responsable de ce drame, Julieta se laisse envahir par la culpabilité. Ce sentiment devient alors le fil conducteur de son existence et, surtout, l’un des grands motifs du film. Un ressenti transmis en filigrane d’une génération à l’autre, tandis que Julieta devient mère et que sa fille devient femme.
Dans ce wagon sans âge – qui n’est pas sans rappeler celui du Crime de l’Orient-Express, de Sidney Lumet (1974) –, la jeune femme se fait consoler par Xoan (Daniel Grao), un bel Adonis, et en tombe amoureuse. Dès lors se manifeste l’annonce prophétique d’un avenir sinueux, comme lorsqu’elle aperçoit à la fenêtre un cerf courant dans la neige, à côté du train, symbole du cycle de la vie et de résurrection. Un présage qui prendra toute son importance plus tard.
Dans ce thriller dramatique, Pedro Almodóvar revient donc au portrait de femme avec une intensité peu commune. Et malgré des clins d’œil à sa filmographie – une esthétique faite d’épisodes pop, rougeoyantes et de personnages irréels –, il renonce en partie à la Movida bouillonnante des premiers temps de sa carrière, pour se rapprocher de la noirceur hitchcockienne. De souvenir en souvenir, nous tenant en haleine du début à la fin, Julieta ballotte spectatrices et spectateurs entre deux paysages espagnols : d’un côté, l’Andalousie reculée, énigmatique, dans laquelle se jouent toutes les tragédies, de l’autre, la modernité de la sempiternelle Madrid, celle qui représente le retour au monde et la renaissance fragile de Julieta parmi les vivants. Une peinture bichromatique qui se manifeste par la photographie du film, entre froid et chaud.
Après plus de quarante ans de carrière, Almodóvar traite une nouvelle fois de plusieurs thèmes – outre la perte, le deuil et l’absence – qui lui sont chers : l’Église catholique qui condamne, représentée par l’employée de maison andalouse inquiétante (Rossy de Palma) ; le kitsch, dans des décors parfois saturés de couleurs ; et le conte, mis en scène à travers la maison de pêcheur de Xoan, couverte par les embruns et sortant tout droit du folklore marin. Les grandes amoureuses et grands amoureux de son cinéma ne sont donc pas dépaysé-e-s, au risque d’en laisser certain-e-s sur le côté.
La culpabilité en cadeau intergénérationnel
Cela dit, la toile de fond n’est qu’un bonus. Pour le réalisateur, l’important est bel et bien Julieta. Alors qu’au fil des années disparaissent un à un les êtres qu’elle aime, l’héroïne brisée se relève sans cesse, comme l’avait laissé présager l’apparition du cerf. La Julieta qui nous est présentée au début du film ne fait que renaître sous différentes formes. Au fur et à mesure de ses dépressions causées par la perte de Xoan, puis par le départ d’Antía, elle évolue. Ainsi, dans une même scène aux teintes surréalistes, cette dernière troque, à la sortie du bain, sa jeune mère par une interprète plus âgée (Emma Suárez) en lui passant une serviette sur le visage.
Le film peut être lu de deux manières : le récit d’une malédiction s’abattant sur une héroïne tragique attirant la mort et l’abandon, ou l’histoire plutôt banale d’une femme au passé douloureux. Malgré cela, Julieta surprend et se fait récit intergénérationnel. Il expose la culpabilité comme un sentiment majeur, l’un de ceux que l’on pourrait transmettre de génération en génération. Ce « sentiment irrationnel […] d’être responsable de tout le mal du monde », comme l’indiquait Antonio Tabucchi dans un entretien avec Catherine Argand, paru dans la revue Lire en 1995.
Il serait alors tentant pour le Castillan, sur fond d’Espagne conservatrice, de mettre en scène une héroïne torturée par les tabous de l’Église, comme c’est le cas dans nombre de ses films, de Matador (1986) à La Mauvaise Éducation (2004). Pourtant, Pedro Almodóvar fait preuve d’une nuance toute nouvelle : il montre que le fardeau catholique se manifeste au-delà de l’éducation. Bien qu’elle ait grandi dans une famille athée, Julieta se sent pécheresse tout au long de sa vie. Nous apprenons même plus tard qu’Antía a quitté sa mère pour effectuer une retraite religieuse. Un rappel du destin et des choses incontrôlables qui animent l’existence. Pour le cinéaste, le pouvoir de l’Église dépasse ses murs, il ronge toute la société espagnole jusqu’à se terrer dans l’inconscient de tout un chacun.
Malgré sa capacité à renaître de ses cendres après chaque coup du sort, Julieta n’en reste pas moins sous l’emprise d’une certaine fatalité. Femme banale ou héroïne de tragédie grecque contemporaine ? Almodóvar ne semble pas avoir tranché. Il reste en revanche l’éternel metteur en scène d’histoires de femmes aux abois (Femmes au bord de la crise de nerfs, Tout sur ma mère). Quoi qu’il en soit, c’est aux spectatrices et spectateurs de choisir leur propre conclusion quand arrive le dénouement du film et que le nostalgique Si no te vas de Chavela Vargas se fait entendre. Une dernière chanson offerte comme une ultime chance à Julieta.