Jusqu’au 30 juillet 2016, la galerie Les Douches, à Paris, propose de (re)découvrir le travail de la photographe Sabine Weiss le temps d’une exposition. Intimiste et souvent en noir et blanc, son travail a marqué le XXe siècle. Au gré de ses rencontres et voyages, elle a partagé sa vision du monde si singulière avec le plus grand nombre, offrant aux regards des passant-e-s un aperçu de la vie d’autrui.
Sabine Weiss est née en Suisse, en 1924. Très tôt, elle sait qu’elle deviendra photographe : « J’ai pris conscience très jeune que la photo serait mon moyen d’expression », explique-t-elle dans son livre Intimes convictions*. Grâce à sa mère qui l’initie à l’art en lui faisant visiter des expositions de peinture, elle apprivoise ce qui deviendra son futur outil de travail. Déterminée, elle quitte le domicile familial en 1942, avant d’avoir fini le lycée, pour rejoindre le photographe suisse Frédéric Boissonnas, à Genève, avec lequel elle collabore durant trois ans. Auprès de lui, elle apprend toutes les techniques photographiques de l’époque puis, après avoir obtenu son diplôme, ouvre son propre atelier. Elle n’a pas encore 21 ans et sa résolution sans faille la pousse à avancer vers un avenir radieux.
En 1946, Sabine Weiss déménage pour s’installer à Paris et devient l’assistante de l’Allemand Willy Maywald. C’est lui qui lui fait découvrir les secrets de la lumière et qui l’introduit au monde si particulier de la photo de mode. « C’est à cette époque que j’ai compris l’importance de la lumière naturelle comme source d’émotion dans la photographie, et aussi la manière de la reconstituer avec des lampes », écrit-elle. La jeune femme passe quatre ans à ses côtés :
Quand je suis venue à Paris, j’ai pu travailler chez Maywald, à qui un ami m’avait recommandée. J’y ai travaillé dans des conditions inimaginables aujourd’hui, mais avec lui, j’ai compris l’importance de la lumière naturelle. La lumière naturelle comme source d’émotion. J’ai fait cette photo en 1952, dans l’atelier de Léger. Elle me convient, même aujourd’hui je pourrais la refaire ainsi, car elle est simple. Elle dit l’homme. Elle n’est pas posée. Juste arrêtée. (Extrait de l’entretien de Sabine Weiss avec Élisabeth Guimard, en avril 2005.)
De l’alimentaire et du plaisir
En 1949, elle s’éprend d’un peintre américain, Hugh Weiss, avec lequel elle s’installe boulevard Murat et qu’elle épousera en 1950. Le couple fréquente le milieu de l’art et rencontre alors des personnalités telles que Jean Cocteau, ou Maurice Utrillo et Lucie Valore, tous deux artistes peintres.
Sabine Weiss travaille de nouveau pour son compte et accepte tout ce qu’on lui propose : des photos d’architecture, de vitrines, de défunts à la morgue, de communions, de mariages… Photographe de mode ou de publicité, photoreporter, la Suissesse est tout cela à la fois. Mais elle mène deux vies en parallèle : l’une où elle s’applique à honorer les nombreuses commandes passées par des magazines prestigieux, comme Vogue, LIFE, Paris Match ou Newsweek, et l’autre où elle se consacre à une photographie plus personnelle, plus humaniste, celle qu’elle préfère. C’est à cette époque qu’elle commence à arpenter Paris et à photographier des enfants qui s’amusent :
Il se passait beaucoup de choses dans les rues de Paris, parce que les enfants jouaient dehors ; il se déroulait un tas de scènes qui n’existent plus aujourd’hui car les gens sortaient davantage. On était plus disponible pour plusieurs raisons : la télévision ne nous accaparait pas encore, on circulait beaucoup moins en voiture, et je crois qu’on prenait le temps de vivre, de regarder, confie-t-elle au détour d’une page.
L’enfance fait partie des sujets de prédilection de Sabine Weiss. Elle établit une complicité avec les gamin-e-s croisé-e-s dans la rue, s’intéresse à leurs jeux avec tendresse, bienveillance et humour parfois. Alors que certain-e-s photographes gardent une distance avec leur sujet, l’artiste a la particularité de chercher à développer une sorte d’intimité : « J’aime photographier les enfants et les vieux. Leurs masques tombent plus facilement, je comprends plus rapidement leur réalité. L’homme anonyme, cadre moyen chemise rayée et cravate a mieux appris à se cacher, mais dans le métro, au bistrot, après une soirée, il peut par inadvertance se révéler. »
En établissant cette proximité, elle nourrit le désir de saisir la personne, de comprendre qui elle est, dans un geste, un regard. Insatiable curieuse, elle veut connaître l’être humain qui se tient devant elle. Cette approche intimiste fait d’elle une portraitiste de talent qui affectionne particulièrement le noir et blanc :
Je me suis remise à travailler en noir et blanc, y trouvant une simplicité, et un contact plus direct. Les problèmes techniques sont réduits au minimum. L’esprit est plus libre pour approfondir, dépasser l’anecdote, pour aller vers une abstraction plus dépouillée… Comme je cherche de plus en plus une sorte de simplicité, de silence, de calme, je pense que le noir et blanc peut plus facilement l’exprimer.
Les mondes de Sabine Weiss
N’étant pas spécialisée dans un domaine particulier et travaillant seule, Sabine Weiss doit savoir tout faire et s’adapter à toutes les situations. Son talent lui permet de jongler entre différents travaux, différents sujets, différents appareils. Capable de photographier des lavandières à l’aube, Alain Ducasse à midi et Brigitte Bardot le soir, elle passe d’un monde à l’autre dans la même journée. C’est ce qui fait l’extrême richesse de son œuvre.
Où qu’elle aille, Sabine Weiss regarde, cherche, photographie. Son œil parvient à capter l’action intéressante, l’événement insolite, le sourire sincère. On pourrait croire qu’elle a photographié le monde entier. France, Égypte, Italie, États-Unis… dans chaque pays où elle se rend pour travailler, elle prend toujours le temps de photographier pour elle. C’est sa vision de la vie qu’elle expose devant nous comme une sorte de journal où elle se confie, les coulisses d’une vie professionnelle bien remplie : « Je ne montrais mes photos en noir et blanc des années 1950 et 1960 à personne. Elles étaient mon domaine secret, mon bas de laine spirituel que je gardais en réserve, ma mémoire intime. » Heureusement pour nous, elle a finalement décidé de partager ce secret.
Dès les années 1950, le travail de la jeune femme fait l’objet d’expositions, même de l’autre côté de l’Atlantique. Elle n’assistera à aucun vernissage, jusqu’à une exposition de ses photographies personnelles organisée en 1978 par ses amis et son mari au centre culturel Noroit, à Arras, qui lui permet de se rappeler qui elle est et ce qu’elle aime :
L’accrochage terminé de photos bien agrandies et encadrées, je pris conscience de la cohérence de mon travail, auquel j’aurais dû consacrer plus de temps. Je n’aurais pas dû me laisser dévorer par les commandes de publicité, de mode et de reportage sur le monde snob. Je me suis redécouverte, j’ai retrouvé mon identité.
Bien qu’elle ne se considère pas comme une artiste, Sabine Weiss est indéniablement une artisane et une véritable technicienne de la photographie. Ses travaux personnels nous émeuvent et nous pénètrent. Et la grande expérience qu’elle a acquise impressionne car professionnellement, elle a tout immortalisé sur ses pellicules. Heureusement, son monde n’a pas de frontières puisque ses sujets de prédilection sont inépuisables : l’instant, l’être humain, la vie tout entière.
« Le monde de Sabine Weiss », du 18 mai au 30 juillet 2016
*Les citations sans précision de source sont extraites du livre de Sabine Weiss, Intimes convictions, paru aux éditions Contrejour, en 1989.