Dans son court-métrage d’animation Kijé, la dessinatrice Joanna Lorho parle d’identité, de la rencontre imaginaire avec un autre invisible. En 2015, elle a remporté le prix Format Court au festival Premiers Plans d’Angers pour cette petite production aux grandes aspirations. Nous avons pu interviewer cette jeune femme discrète et évoquer la longue période de tribulations que fut la conception de son film. Récit d’un entretien du premier type.
L’autre est souvent un mystère, notamment l’autre en soi-même. Parfois, pour lui faire face, on est tenté de lui substituer une foule, indistincte et multiple, voire des forces magiques, esprits animaux et autres anges. C’est ce monde de l’enfance, oublié dans les méandres du rêve, que Joanna Lorho a décidé d’explorer dans son œuvre.
En 2006, à côté de ses nombreux autres projets, comme des ateliers de dessins pour enfants et des collaborations à des bandes dessinées, la cinéaste démarre un court-métrage d’animation intitulé Kijé, une évocation de la perte du lien entre civilisation et nature.
La jeune femme se lance seule dans ce projet, avec ses planches et ses crayons pour seuls compagnons : réalisation, scénario, image, montage musique, elle s’occupe de quasiment tout. Mais décide finalement de se faire produire par l’Atelier Graphoui et Zorobabel, et obtient une aide du Centre du cinéma et de l’audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Film Lab). Il lui faudra huit ans pour arriver au bout de Kijé.
L’éveil au milieu de la nuit
Le film – de huit minutes – est composé de trois parties, chacune séparée par une courte ellipse. Un homme se réveille au milieu de la nuit dans sa chambre, perdue parmi des immeubles. La ville émerge en silence, comme un environnement charbonneux. Dehors, les forces magiques se mettent à l’œuvre. C’est un cortège d’anges féminins, d’animaux et d’êtres rondouillards blancs comme neige qu’embarque, malgré lui, vers la forêt, le protagoniste une fois dans la rue, casquette et imperméable enfilés. Un petit être fait de bois, tel un Pinocchio réduit à une bûche – avec des bâtons pour membres, une tête, deux yeux ronds et un nez pointu – est porté au ciel par des créatures ailées. Le défilé grossit et dénude l’homme, avant de s’emparer de lui et de l’affubler d’une tête de cerf. Désormais, il fait partie intégrante du rituel qui se déroule sous nos yeux.
Dès lors, dans la partie centrale et dans la dernière section du court-métrage, on assiste à l’union cathartique de l’homme-cerf et du petit être de bois, puis à la disparition du monde magique avec l’aurore. L’homme est ensuite de nouveau livré à lui-même. Une épiphanie où la question de la responsabilité individuelle peut prendre forme, tout comme celle, cruciale, de l’identité.
De la difficulté de raconter son film
Le synopsis de Kijé, en apparence simple, laisse planer le mystère :
Au crépuscule, alors que la ville se fige et sombre dans le silence, un homme se retrouve malgré lui pris dans une célébration étrange. Il passe la nuit au cœur d’une foule faite de personnages aussi curieux qu’énigmatiques, qui disparaîtra avant l’aurore.
Joanna Lorho avoue dans le journal de l’élaboration de son film avoir été bien embarrassée pour arriver à fournir ne serait-ce qu’une vague description de son projet : « Je parle plutôt du procédé ou de mes intentions… C’est assez désagréable. »
Il y a en effet une chose que l’on peut dire sur la jeune femme, c’est qu’elle reste perplexe devant l’assurance de certain-e-s. Être sûr-e de soi est un luxe qu’elle ne semble pas octroyer aux autres, ni à elle-même. Son journal de bord est en cela un véritable traité sur l’art de douter de soi, faisant la part belle à ses interrogations quotidiennes. La faute à l’autodidactisme, puisqu’elle a appris sur le tas le métier de l’animation. Huit années de travail harassantes dont elle est sortie épuisée, comme elle nous l’a expliqué : « J’ai été beaucoup soutenue par mes proches, mais la production m’a laissée toute seule assumer le travail, auquel je n’étais pas préparée. »
L’importance de l’inspiration
L’impulsion de départ a été la pièce symphonique de Prokofiev, Lieutenant Kijé. Joanna Lorho n’ayant pu l’utiliser pour son film – muet et évocateur –, et étant pianiste, elle s’est donc chargée de composer sa partition musicale.
Durant notre entretien, alors que nous lui expliquons avoir vu en certains des personnages peuplant son cortège magique une référence à la Renaissance, la dessinatrice nous confie s’être ressourcée un temps auprès des peintures de Jérôme Bosch. Il est vrai que le peintre néerlandais du XVIe siècle est connu pour ses tableaux souvent apocalyptiques – surréalistes avant l’heure –, habités d’êtres étranges et d’humains saisis d’effroi.
L’artiste confesse sa frustration devant le rendu de son défilé : « Lorsque je revoie Kijé, je suis déçue de ne pas avoir pu [lui] donner plus d’ampleur », lâche-t-elle, mesurant sans cesse l’écart entre son idée d’origine et les compromis liés à sa mise en œuvre.
Créer un monde magique : le désir tenace de rêver
Lorsque l’on évoque des similitudes avec le film de Hayao Miyazaki, Princesse Mononoké (1997) – à la fin duquel l’ordre magique de la nature disparaît pour laisser place au monde tel que nous le connaissons –, elle nous avoue avoir été insatisfaite de ce dénouement : « C’est peut-être puéril, mais je n’avais pas envie d’être ramenée à la vie réelle. » Elle est ainsi surprise que l’on puisse trouver la fin de son film optimiste, car il ouvre sur un espace de décision et de responsabilité pour l’homme, placé de nouveau devant son destin, aussi solitaire soit-il.
Néanmoins, sans cela, l’ensemble aurait sans doute eu moins de tenue, moins de maturité, alors même que l’esthétique générale de Kijé répond à un style primitif, inachevé, en perpétuel changement. On comprend pourquoi le livret du court évoque Morphée dans Les Métamorphoses d’Ovide. Comme le dieu du rêve protéiforme, le film revêt en lui-même une forme d’indécision salutaire, sinon pour sa créatrice, du moins pour celui qui le regarde.
L’éros dans le sacré
Il découle de cette instabilité une certaine charge érotique, assez subtile et complexe, parce qu’il n’est pas sûr qu’elle ait été pensée comme telle au départ. Joanna Lorho tombe d’accord avec nous lorsque l’on suggère une interprétation érotique du sacré dans le moment d’union entre l’homme-cerf et l’être magique. On assiste en effet à un tourbillon, semblable à une nasse de cheveux s’enroulant et montant en neige qui finit par imploser et se dissiper dans le ciel : « Oui, on ne parle pas assez de la place de l’érotique, de la sensualité dans le religieux », approuve-t-elle.
Toutefois, elle est également déçue de ce moment particulier du film, regrettant de ne pas avoir pu lui donner autant d’amplitude qu’elle l’aurait voulu :
Parfois, tu passes tellement de temps sur des séquences, avec des techniques tellement différentes, bricolées sur le tas… C’est à l’étalonnage (processus d’harmonisation des couleurs d’un film, ndlr) que je me suis rendu compte de la disparité de rendu de mes animations.
La cohérence est dès lors assurée par un univers marqué, entre dessin au crayon, tenant souvent de l’esquisse, et progression inexorable de l’histoire. Celle-ci est rythmée par des épisodes séparés de manière claire, quoique leur signification reste équivoque.
Le fantasme, le genre et la question de l’identité
Il n’y a rien de plus obscur en effet que la signification des songes, le territoire des visions et au-delà, les frontières perméables de l’identité. Il suffit d’un manteau et d’une casquette au personnage principal pour être habillé. Si peu le sépare des animaux et des créatures fantastiques du cortège. Une fois qu’ils le déshabillent, c’est un petit mâle au pénis pendouillant. Sa conversion en homme-cerf transforme la fragilité de l’habit humain, visant à cacher son sexe, en une dignité animale lui masquant le visage. Le regard posé par cette « faune » sur son corps n’est pas aussi dérangeant que celui de ses semblables, répondant à des critères sociaux et moraux. Il est au contraire indulgent, presque protecteur, joyeux, dans cette forêt mythique, où le règne du réel cesse.
Le film oscille ainsi entre la pudeur de montrer son corps et ses désirs, et la liberté de s’affirmer soi-même en tant que force, agissant sur et pour le monde qui nous entoure. Les femmes sont représentées tels des anges avec les seins nus – c’est-à-dire des êtres éthérés aux corps sexués. L’homme, le crâne rond et chauve, est presque un enfant, une forme aux frêles attributs. Pourtant, c’est lui l’être réel.
On pourrait se demander si le fait que le personnage principal ne soit pas une femme est une forme d’autocensure. Il y aurait également lieu de s’interroger sur la portée universelle du film. Et pourtant, c’est peut-être ce qui se joue entre les lignes : comment s’affirmer dans un environnement inhospitalier sans avoir à se travestir ? Faut-il obligatoirement être un homme ou un être magique pour arriver à survivre dans un monde hostile forgé par les hommes ?
Continuer à créer après Kijé
« Et maintenant ? », lui demande-t-on. « Maintenant, moins je revois Kijé, mieux je me porte. Je me lance dans la création de clips musicaux, dont j’ai commencé à appréhender le format en élaborant celui de Blueland, de l’artiste française Ladylike Lily. Je m’attèle à des projets plus légers et faciles à réaliser, comme la bande dessinée, que j’ai déjà explorée. J’ai donné beaucoup de moi-même durant ces huit ans de travail, que j’ai vécus comme un tunnel. Néanmoins, j’ai toujours besoin de créer. »
Lorsque l’on fait mention d’un article de son blog dans lequel elle fait part de sa difficulté à allier spontanéité du trait initial et finalisations d’un dessin pour en figer l’expression, elle esquive avec modestie :
Quand j’ai des pannes d’inspiration, je reviens aux modèles, animaliers, humains ou imaginaires dans la tradition picturale… Je laisse passer la crise de doute, je m’oblige à être disciplinée dans le travail et puis, au bout d’un moment, le plaisir finit par revenir.
Kijé, lui, a fait son chemin dans de nombreux festivals du monde entier, et continuera sans doute d’interpeler le public. Il donne envie de marcher la nuit dans la ville et de rêver à un autre monde, sans doute plus accueillant. Pourtant, chaque matin, comme le petit bonhomme, nous revenons à la vie quotidienne, et avec elle, aux doutes et au désir de se réaliser.
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