Réalisé par les Palestiniens Arab et Tarzan Nasser, Dégradé est sorti le 27 avril 2016 dans les salles françaises. Dans cette comédie dramatique, treize femmes se retrouvent bloquées dans un salon de coiffure gazaoui tandis qu’au dehors, deux factions s’affrontent. Commence alors l’histoire d’une singulière cohabitation, dans laquelle se mêlent la fougue et l’audace d’une première œuvre long format.

 

Coupe bien connue des cisailleurs de cheveux, le dégradé serait né durant les excentriques années 1970 – la liberté capillaire au devant de tous les combats. Les mèches sont de tailles différentes, les cheveux prennent la fuite, les mouvements s’emballent. La chevelure évite toutes règles gravitationnelles. La kératine s’exalte.

Cette coupe est à l’image du film des frères Nasser (Arab et Tarzan, des jumeaux à la pilosité abondante). Dégradé, c’est explosif, irrévérencieux, touchant, drôle, fantasque… Malheureusement, le tournage de ce long-métrage ne s’est pas exactement déroulé comme prévu. Les deux Gazaouis voulaient tourner chez eux, mais voilà, en 2014, la guerre éclate. L’équipe a donc dû se rendre en Jordanie. Loin d’enlever quoi que ce soit au film, ce compromis quant au lieu de tournage est cependant révélateur. Derrière un titre d’apparence légère se révèle la réalité, plus brutale, d’un pays en proie aux conflits armés. Heureusement pour nous, leur œuvre est là aujourd’hui, et c’est tant mieux.

Dégradé, réalisé par Arab Nasser et Tarzan Nasser, 2016 © SDP/LE PACTE

Dégradé, réalisé par Arab et Tarzan Nasser, 2016. © SDP/LE PACTE

Ce huis clos se déroule dans un salon de beauté. Une dizaine de clientes s’y retrouvent pour se faire enlever leurs poils, poser du rouge à lèvres ou du fard à joues. Elles sont toutes ébouriffantes, avec leur féminité, leur liberté de parole, leur tempérament incandescent. La caméra tourbillonne autour d’elles et reste scotchée à leur visage. Elle suggère. Et préfère s’attarder sur leurs réactions et leurs émotions au lieu de montrer grossièrement les échanges de tirs derrière les rideaux. Pendant une heure et demie – qui s’écoule comme une seconde –, nous vivons avec ces femmes, absorbons leur quotidien. Désormais, nous sommes résidentes de Gaza, et comme elles, nous attendons notre tour (on se tâte entre se faire les sourcils et une couleur d’ailleurs). Nous sommes dedans mais comprenons tout ce qu’il se passe dehors, dans cette ville soumise à la folie des hommes.

Dégradé, réalisé par Arab Nasser et Tarzan Nasser, 2016 © SDP/LE PACTE

Dégradé, réalisé par Arab et Tarzan Nasser, 2016. © SDP/LE PACTE

Ces femmes pourraient tout aussi bien être celles du salon Dessange de l’avenue Ledru-Rollin, à Paris. Il y a la jeune coiffeuse amoureuse d’un mauvais garçon (joué par Tarzan Nasser), qui ne l’épousera sans doute jamais. Cette belle et riche femme qui vieillit et regarde avec aigreur la fraîche mariée à sa droite. Et une femme délurée à la chevelure invraisemblable, qui se shoote à l’héroïne et mange une sucette qui lui fait la langue bleue… Elles pourraient être nous sauf que… le mauvais garçon est trafiquant d’armes et a volé un lion, la jeune mariée voit son maquillage se désagréger sous l’effet de la chaleur due au manque d’électricité pour alimenter les ventilateurs, et la délurée, elle, prend de l’héroïne pour oublier que son mari n’est plus le même car traumatisé par la guerre. Cela pourrait être l’un de nos salons de coiffure sauf que… dehors, une guérilla éclate. Le Hamas attaque les mafieux du quartier, les tirs de kalachnikovs et de roquettes hurlent et bousculent les murs.

Dégradé, réalisé par Arab Nasser et Tarzan Nasser, 2016 © SDP/LE PACTE

Dégradé, réalisé par Arab et Tarzan Nasser, 2016. © SDP/LE PACTE

Un fort sentiment de trouille envahit alors la salle de cinéma, tandis que nos compagnes gazaouies semblent habituées et résignées. L’une d’elles soupire : « Bah quoi, vous avez jamais entendu des tirs d’armes ? » La situation à l’extérieur empire, et la peur finit quand même par tâcher petit à petit nos amies, alors que nous sommes terrorisé-e-s depuis bien longtemps. En dépit du chaos, elles continuent de se moquer du Hamas, des islamistes, du Fatah et pensent à voiler leurs maris. La vie subsiste, l’humour, la liberté et l’impertinence aussi. Le film aborde ainsi des sujets plus lourds, plus durs, plus opaques à travers ces visages féminins. Il est en effet question de la violence faite aux femmes, de la nécessité de porter le foulard parce-que-c’est-comme-ça, d’une politique sociale et économique qui autorise les partis à posséder une branche armée, d’un peuple sans pays, d’hommes qui ne peuvent aller se faire soigner à Jérusalem parce qu’ils n’ont pas les bons papiers… Tant de thèmes complexes qui ne sont, certes, pas creusés mais exposés. C’est une dénonciation.

Dégradé, réalisé par Arab Nasser et Tarzan Nasser, 2016 © SDP/LE PACTE

Dégradé, réalisé par Arab et Tarzan Nasser, 2016. © SDP/LE PACTE

Dégradé, c’est le cinéma dans ce qu’il a de plus beau, de plus fort. C’est un réquisitoire contre l’absurde belligérance. L’image forte de l’amoureux avec sa kalachnikov et son lion en laisse en est la preuve. Mais, surtout, il s’agit d’un hommage fait aux femmes. En ces séquences réside une écrasante – bien que sous-jacente – dédicace à la mère des deux réalisateurs… Ils l’ont en effet crié plus d’une fois lors des projections de leur film. Les frères Nasser mettent en avant la force féminine. Le courage des femmes, leur intelligence et même leur féminité, dont la définition, quoi que l’on en dise, leur appartient.