Rencontre avec Malika Bellaribi Le Moal, cantatrice d’exception et ambassadrice de W(e)Talk 2016, dont le parcours nous a laissé-e-s sans voix. 

 

De la salle Gaveau à celle de Pleyel, en passant par l’Opéra national du Rhin et le Rossini Opera Festival à Pesaro, en Italie, la mezzo-soprano Malika Bellaribi Le Moal s’est produite sur quelques unes des plus prestigieuses scènes du monde. Son talent est aujourd’hui reconnu par son public et ses pairs. Derrière sa voix, aussi pure que sincère, on s’imagine pourtant difficilement les tourments qui l’ont guidée vers la musique.

D’origine algérienne, Malika Bellaribi Le Moal a passé ses premières années à Nanterre, dans le bidonville de la cité des Pâquerettes. Quatre jours seulement avant son troisième anniversaire, son existence bascule. Percutée par un camion, elle se retrouve dans un état critique, les hanches brisées. Elle passe deux années à l’hôpital de la ville, puis plusieurs autres dans différentes maisons de repos, un peu partout en France. Ne pouvant plus marcher, la petite Malika demeure prisonnière de son corps, loin de sa famille et des joies de l’insouciance.

Un jour, dans la chapelle de l’hôpital, elle entend l’Ave verum corpus de Mozart, un chant qui va lui permettre de renaître. Ces « voix d’anges », comme elles les appellent, la subjuguent et lui donnent pour la première fois le sentiment de marcher. « La musique classique m’offre un cadre par sa rigueur, à l’intérieur duquel je possède une grande liberté. Chanter me fait me sentir libre et en sécurité », nous a-t-elle confié.

Vers l’âge de 12 ans, Malika Bellaribi Le Moal réintègre définitivement sa famille, avec l’impression parfois amère d’être devenue une étrangère. Si elle réapprend à marcher et en termine avec les soins hospitaliers, les difficultés ne s’arrêtent pas là. Sa mère tente en effet de la marier de force en Algérie. Bien que son frère ait détruit son passeport, la jeune femme réussit finalement à regagner la France. Quelques années plus tard, sa sœur aînée se donne la mort. Un acte irréparable qui la plonge dans une profonde dépression et la force à se confronter à un passé douloureux. Alors qu’elle entreprend une psychanalyse, elle a la volonté de se reconstruire en parallèle, à travers la musique. Même si ses premiers cours de chants ne sont pas concluants, la future cantatrice fait fi de tous ceux qui tentent de la décourager. Après quelques mois de travail acharné, elle découvre l’étendue de ses capacités vocales.

Devenue professionnelle, elle fonde en 1999 l’association Voix en développement et met en place l’opération « Une diva dans les quartiers ». Un projet qui permet à des habitants des quartiers populaires de s’initier au chant lyrique et de mettre en scène des opéras. Une discipline qui leur permet de faire face aux émotions qu’ils ont enfouies en eux et les incite à trouver le moyen de s’en servir comme une force, dans le chant mais aussi dans leur quotidien. En 2008, elle raconte son histoire dans un très beau récit autobiographique, Les Sandales blanches, paru aux éditions Calmann-LévyLe 1er janvier 2016, son engagement pour l’accès à la culture pour tous lui vaut d’être nommée chevalier de la Légion d’honneur.

Nous avons eu l’immense plaisir de la rencontrer lors de W(e)Talk 2016. Sa philosophie de vie et son existence résonnent comme un appel au courage, à l’amour et à la tolérance.

 

Vous avez en partie passé votre enfance à l’hôpital et dans des maisons de convalescence. L’un de ces lieux a-t-il plus particulièrement marqué la femme que vous êtes aujourd’hui ? 

Je pense à l’une des maisons de repos où j’ai séjourné, près de Cannes, qui s’appelait la maison de Nazareth. Tous les dimanches, l’une des religieuses m’emmenait à la messe dans l’église attenante à l’hôpital. Elle m’avait dit que cet endroit serait ma demeure, une idée qui a retenu mon attention.

Jusqu’alors, j’avais été baladée d’hôpital en hôpital, partout en France, sans que ma famille ne soit présente. Comme je n’avais pas le sentiment d’appartenir à un lieu, j’ai décidé que cette église serait effectivement mon foyer. J’y étais toujours très bien accueillie, j’y ressentais une impression de grande liberté, d’amour et de paix. C’est aussi là-bas que j’ai entendu pour la première fois des sopranes et des coloratures, ces voix d’anges qui me donnaient l’impression de marcher.

 

Quel tempérament aviez-vous petite fille ? Où puisiez-vous la force d’affronter les drames de votre vie ? 

Enfant, je ne parlais pas mais j’agissais, car dans mon éducation, il fallait se taire. Les silences ne m’ont pas empêché d’avancer, j’ai toujours été très déterminée. Par exemple, apprendre à marcher était pour moi quelque chose de vital. Même si les gens pensaient que je n’y arriverais pas, j’ai conservé secrètement l’espoir d’y parvenir. Ne jamais abandonner, tel a toujours été mon credo. Ma ténacité a payé, et contre toute attente, j’ai réappris à marcher.

 

Vous êtes issue d’une famille musulmane très croyante. Pourquoi vous êtes-vous convertie au catholicisme ?

Mon père avait décidé de me placer chez les religieuses pour une raison simple : il n’y avait pas de racisme dans leur communauté. Lorsqu’elles venaient au bidonville de Nanterre, les sœurs soignaient les enfants, leur proposaient du soutien scolaire… Il avait ainsi développé une certaine tendresse pour elles, et après mon accident, il s’est dit que malgré ma couleur de peau, je n’aurai pas de problème chez elles.

J’ai donc grandi parmi les sœurs, qui m’ont élevée dans la religion catholique. Mes parents avaient très peu l’occasion de venir me voir, tous deux travaillaient beaucoup et devaient s’occuper de mes sept frères et sœurs. J’ai subi des opérations très lourdes, étalées sur de nombreuses années.

© DR

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Mon état de santé était toujours en suspens et tout le monde dans ma famille me pensait condamnée. Aussi, j’étais un peu comme une étrangère pour eux. J’ai compris bien plus tard, en thérapie, que si ma mère n’avait pas voulu s’attacher à moi, c’était pour mieux supporter l’idée de me perdre. Mais lorsque l’on est enfant, on ne peut pas entendre ce genre de choses, et l’on se sent abandonné-e. J’ai trouvé des parents de substitution en Marie et Jésus.

Heureusement, mes parents étaient des gens relativement ouverts. Ma mère me disait que « Dieu avait décidé de me choisir » et que, quel que soit son nom, le plus important est d’avoir la foi.

 

 Quand avez-vous découvert votre don pour le chant ? 

Enfant, j’entendais ma mère raconter sa vie en chantant lorsqu’elle était malheureuse. L’opéra, c’est un peu le même fonctionnement, il s’agit de théâtre, de drames chantés. Cette voie m’a sûrement, inconsciemment, toujours été familière. En 1978, l’année où j’ai perdu l’une des mes sœurs, j’ai voulu redonner du sens à ma vie. Je pense que c’est le chant qui m’a permis de me réparer, de me réconcilier avec mon histoire.

Quand j’ai commencé les cours au Centre d’Études Polyphoniques de Paris, je chantais très faux. Les premiers temps, tout le monde se moquait de moi ! L’une de mes professeures trouvait pourtant que j’avais quelque chose de spécial. J’ai travaillé en tout quatre ans avec elle, mais au bout de six mois, j’avais déjà rattrapé les autres. Je ne savais même pas que j’avais une voix.

Plus tard, mon mari (Christian Le Moal, ndlr) et des amis m’ont convaincue d’auditionner pour l’École normale de musique de Paris. Mes examinateurs n’étaient autres que le compositeur Pierre Petit, qui dirigeait l’établissement, et la cantatrice Caroline Dumas. Après mon passage, ils m’ont dit que j’avais une voix rare, et j’ai été admise.

 

Vous semblez entretenir un rapport très apaisé avec votre passé. Dans une interview pour La Croix, vous dites avoir pardonné à votre mère. Dans quelle mesure le chant lyrique vous y a-t-il aidé ? 

J’ai commencé ma thérapie en même temps que le chant, donc ce sont ces deux choses qui m’ont aidée. Je pense que l’on ne peut pas s’apaiser si l’on ne comprend pas son histoire. Le chant ravive les émotions et le passé, il a un effet boomerang terrible. Lorsque la souffrance est trop forte, si l’on ne sait pas mettre de mots dessus, il est trop difficile de se laisser aller à ces émotions.

© Didier Plowi – Ministère de la Culture et de la Communication

© Didier Plowi – Ministère de la Culture et de la Communication

À un moment dans ma vie, j’ai eu besoin de comprendre ma relation avec ma mère, d’exprimer ma colère, ma tristesse, mon sentiment d’abandon. La thérapie m’a permis de mieux appréhender son histoire et ses réactions. Elle venait d’une famille aisée qui a tout perdu, elle avait été mariée de force, eu des enfants qu’elle ne voulait pas… Mon père est mort durant la guerre d’Algérie, donc elle s’est retrouvée à devoir assumer seule huit enfants. Elle travaillait beaucoup, elle était cantinière, mais également femme de ménage à l’ambassade d’Algérie – où elle a d’ailleurs obtenu sa carte de diplomate, il fallait le faire ! Elle se battait aussi pour les femmes. Au bidonville, elle les accueillait chez nous, essayait de résoudre leurs problèmes. Quand j’y repense, ma mère a trimé toute sa vie et fait des choix qui, à l’époque, demandaient un courage fou. Je ne pense pas que j’aurais pu supporter tout ce qu’elle a vécu.

Je l’ai vue une semaine avant sa mort. Même si j’avais pris mes distances avec ma famille, je ne voulais pas que ma mère finisse ses jours dans un mouroir, je suis donc intervenue pour qu’elle puisse finir ses jours chez elle. La dernière fois que je l’ai vue, j’ai lu dans ses yeux qu’elle m’aimait et qu’elle me demandait pardon. Je sais qu’elle était fière de moi, même si elle ne savait pas toujours l’exprimer.

 

Vous avez créé en 1999 l’association « Voix en développement », qui propose aux habitants des quartiers populaires victimes de ruptures de lien de s’initier au chant lyrique. À quel point les gens changent lorsque vous partagez avec eux vos connaissances et votre voix ? 

Certains ont repris leurs études, d’autres ont retrouvé du travail ou ont su faire des demandes aux institutions pour leurs besoins… Grâce aux ateliers vocaux, ils ont adopté une nouvelle posture. Celle que l’on prend dans le chant nous aide finalement à nous placer par rapport à la vie.

 Colombes, octobre 2010, © Diane Grimonet

Colombes, octobre 2010. © Diane Grimonet

Le chant permet aussi de découvrir sa richesse intérieure, celle de l’être. Dans la musique, il faut être authentique, avoir de l’humilité. La voix s’adapte à notre quotidien, elle ne doit pas être prise pour acquise et nous force à accepter notre vulnérabilité.

 

Quel regard portez-vous sur ce qu’il se passe en France aujourd’hui et face aux discours empreints de peur, aux préjugés, et parfois même au racisme, largement relayés par certains médias ? 

Je suis contre les idées réactionnaires et attristée par les discours réducteurs. Tous les extrêmes me paraissent nocifs. Mais si l’on dit aux gens qu’il n’y pas de solutions pour eux, si l’on ne prend pas en compte leur parole, si on les méprise, c’est comme cela que l’on génère des tensions.

© DR

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La société a toujours cherché des boucs émissaires, qu’ils soient homosexuels, handicapés, arabes ou juifs. C’est de cette façon qu’est né le nazisme. Ce qui m’effraie le plus finalement, c’est de voir que des gens qui ont accès à l’information, qui ont fait des études font le choix de rester dans la facilité, parce qu’ils ne trouvent pas le courage d’affronter la réalité.

 

Pouvez-vous nous raconter votre expérience pour W(e)Talk 2016 ? 

Ce fut une expérience extrêmement enrichissante. Je ne connaissais pas cet événement avant d’être choisie comme ambassadrice. Ce qui m’a beaucoup touché, c’est qu’il donne du possible aux gens. Les intervenantes venaient d’horizons très différents. Chacune a présenté son métier et son parcours.

Alors que la société a la fâcheuse tendance à enfermer les gens dans des carcans, cette journée, empreinte d’ouverture d’esprit et de liberté, invitait les participant-e-s à s’affirmer et ne pas faire comme tout le monde. Pour ceux et celles qui ne trouvent pas leur place dans les normes, c’est un moment très stimulant et plein d’espoir.

 

 


Pour suivre l’actualité de Malika Bellaribi Le Moal, c’est par ici. Et tu peux découvrir l’association Voix en développement sur le site officiel ou sur la page Facebook !


  • Samedi 2 juillet à 17h30, sur le parvis de l’Hôtel de ville, à Villeurbanne (69)
  • Dimanche 3 juillet à 19h30, dans le parc de la Tête d’or, à Lyon (69), dans le cadre du festival des Dialogues en humanité
  • Jeudi 7 juillet à 17h30, sur la place des Retrouvailles, à Villeurbanne (69)
  • Samedi 9 juillet à 19h, dans le grand parc Miribel Jonage, à Vaulx-en-Velin (69), dans le cadre du festival Couleur(s) Mundo
  • Du lundi 1er au mercredi 10 août, 13e festival de chant lyrique De Bouche à Oreille en Gascogne (32)

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