Les clichés autour des maladies mentales ont la vie dure. Les mots employés pour les décrire ne sont pas toujours les bons, et rares sont celles et ceux à en parler en connaissance de cause. Pour donner libre cours à des spécialistes et offrir à des personnes atteintes de troubles mentaux un espace de parole, Bethany Rose Lamont a créé le Doll Hospital Journal. Un magazine bisannuel atypique et esthétique, dont chacune des pages s’ouvre sur la tolérance. 

 

Bethany Rose Lamont est une jeune femme modeste. Quand elle parle de son projet, le Doll Hospital Journal, elle reste toujours très humble. Pourtant, sa démarche est essentielle. Actuellement en première année de PhD au Central Saint Martins College of Art and Design, à Londres, Bethany Rose Lamont consacre tous les aspects de sa vie à une cause qu’elle connaît bien puisqu’elle en souffre elle-même : les maladies mentales. Sa filière de recherche académique s’intéresse d’ailleurs tout particulièrement aux témoignages de survivants et à la théorie du traumatisme. À ses heures perdues, elle coréalise également le documentaire Sad Girl Cinema (en production), qui traitera de santé mentale et de culture de l’écran, en partenariat avec ses amies Claire et Cat, toutes deux contributrices au Doll Hospital Journal.

La déstigmatisation des maladies mentales est au cœur du changement. Afin de mettre fin aux préjugés qui les entourent, d’aider le grand public à comprendre la réalité des personnes en souffrance, il est indispensable de faire entendre la voix de ces dernières. Il est donc capital d’ouvrir la discussion sur ces thèmes, comme le fait la parution bisannuelle de Bethany Rose Lamont. Le Doll Hospital Journal, un mélange entre littérature, témoignages et art, permet aux individus luttant contre leur maladie de trouver un espace d’apaisement, un écho réconfortant à leur situation. Après deux numéros – le troisième sortira cet été –, la publication confirme son utilité. Agréable à la lecture, créée avec un véritable regard esthétique, elle encourage une analyse basée sur un point de vue intersectionnel, prenant en compte le lien étroit entre « l’histoire de la santé mentale » et « l’histoire de la race, la classe, l’identité sexuelle, la sexualité, le colonialisme, les maladies chroniques et le handicap ». Le mot d’ordre : donner la parole aux concerné-e-s. C’est donc un magazine fait par des personnes avec des troubles mentaux, pour des personnes avec des troubles mentaux. Selon Bethany Rose Lamont, il est primordial de contextualiser ce que sont les problèmes de santé mentale. Résultant souvent de traumas, de situations d’extrême pauvreté et de discrimination, ils touchent davantage les populations marginalisées et isolées.

© Alyssa Nassner

© Alyssa Nassner

En France, le sujet reste encore très discret. En mars 2016 avaient lieu les Semaines d’information sur la santé mentale, et le 11 juin, la Mad Pride défilait dans Paris pour sa 3e édition. Mais tout cela n’est pas suffisant. Dans le débat public, il s’agit toujours d’une rareté. Au niveau international, le plan d’action pour la santé mentale 2013-2020 de l’Organisation mondiale de la santé est en cours. L’OMS explique qu’« il convient d’inverser de nombreuses tendances fâcheuses – les services et les soins de santé mentale trop souvent négligés, les violations des droits humains ou la discrimination dont sont victimes les personnes atteintes de troubles mentaux ou de handicaps psychosociaux ». Elle rappelle en outre quelques informations importantes, comme le fait que « la santé mentale est déterminée par une série de facteurs socioéconomiques, biologiques et environnementaux » et qu’« il existe des stratégies et des interventions intersectorielles d’un bon rapport coût/efficacité pour promouvoir, protéger et recouvrer la santé mentale ».

Aujourd’hui, une grande partie des individus touchés par des troubles mentaux ne reçoit toujours pas les soins ni les traitements qui lui est nécessaire. Ce constat est le résultat d’une stigmatisation bien réelle – encore plus présente dans certains pays que dans d’autres –, qui dépasse le fait d’éduquer tout-e un-e chacun-e et de sensibiliser la population. C’est un travail qui doit se faire de manière audible et qui ne doit pas se limiter aux discours des spécialistes. Pour cela, des projets comme celui de Bethany Rose Lamont sont essentiels. On déplore d’ailleurs de ne pas voir plus de démarches similaires en France. Lors de notre rencontre avec Jenny Jaffe, la créatrice de Project UROK, nous avions déjà souligné l’importance de parler des maladies mentales pour combattre les idées reçues. C’est encore le cas aujourd’hui.

 

Le féminisme, c’est quoi pour toi ?

À mes yeux, le féminisme repose sur plusieurs choses : l’introspection, l’autonomie sociale par la défense de ses propres droits, la responsabilité et la volonté de répondre et de s’attaquer aux manquements de notre mouvement, actuels et passés. Historiquement, le féminisme a violemment fait abstraction d’un si grand nombre de personnes que beaucoup de celles et ceux qui ont été marginalisé-e-s hier ne désirent pas être associé-e-s à ce mot aujourd’hui. Je suis constamment consternée, dégoutée et déçue par les actions haineuses et discriminatoires qui sont faites contre des groupes déjà stigmatisés, et ce, sous l’étendard du féminisme.

DHJ

Le traitement et les attitudes détestables à l’égard des prostitué-e-s et des femmes trans sont deux des exemples les plus flagrants de cette haine. Ils me viennent immédiatement à l’esprit. J’espère que grâce à une défense populaire des droits et intérêts des concerné-e-s par les concerné-e-s, nous pourrons construire un futur plus respectueux pour l’action féministe, laquelle corrigera son passé, rendra une certaine justice concernant ses échecs, et travaillera pour se concentrer et responsabiliser celles et ceux qui en ont le plus besoin.

 

Quelle fut ta rencontre avec le féminisme ? 

Le fait d’être élevée par une mère célibataire – appartenant à la classe ouvrière et survivant grâce aux prestations de l’État – et d’être une fille perçue comme « non-blanche » dans une banlieue majoritairement blanche m’a pleinement donné conscience de l’arbitrarité de la définition de la féminité. En grandissant, j’ai pu voir comment beaucoup de jeunes filles et de femmes en sont isolées à cause de leur classe sociale, de leur race, handicap ou sexualité, ou parce qu’elles sont assignées hommes à la naissance, et ainsi de suite. Cela m’a aidée à comprendre à quel point notre façon de concevoir la féminité est limitée et qu’il est très important de lutter contre ces limitations. Ceci n’est pas une introduction traditionnelle et académique au féminisme, mais en plus de mes propres expériences traumatiques, de déficience intellectuelle et de maladie mentale, c’est ce qui a construit mon désir de prendre la parole pour moi-même et de faire en sorte que chacun-e puisse se défendre selon ses propres termes.

© Laura Callaghan

© Laura Callaghan

Quelles sont tes actions au quotidien pour lutter contre les inégalités ?

Très honnêtement, je ne me vois pas vraiment comme une sorte de Superwoman luttant contre l’injustice ! Je pense que ce serait me faire beaucoup trop d’honneurs. De plus, ce n’est pas franchement une représentation réaliste de la vie quotidienne des femmes souffrant de maladies mentales. On tente simplement de survivre, jour après jour. C’est tout ce que j’essaye de faire : survivre. Et au cours de ce périple chaotique, j’espère soutenir et aider autrui, ainsi que trouver en d’autres personnes marginalisées des ami-e-s et une communauté.

 

Quel est le livre indispensable que tu prendrais avec toi sur une île déserte ? 

Oh mon dieu, je suis tellement nulle pour ce genre de question ! En ce moment, je lis Tomié de Junji Itō, donc je vais dire celui-ci ! Et l’avantage, c’est que je peux contempler tous ces beaux dessins à l’ombre d’un palmier, ce qui me semble pas mal !
tomie JI

 

Être une femme au XXIe siècle, c’est comment ?

Pour moi, une sorte de beauté réside dans le fait d’être une femme adulte : c’est de comprendre qu’il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. Il y a une mer d’histoires différentes, et j’espère seulement qu’avec Doll Hospital, je peux aider à en partager et en diffuser autant que possible.

 


Suis toute l’actualité du Doll Hospital Journal sur le site officiel, Facebook et Twitter !