Prix Médicis essai 2011, Dans les forêts de Sibérie, de Sylvain Tesson, s’est vu adapter au cinéma. Le film est sorti le 15 juin dernier, bon motif pour que je lise enfin cette ode à la vie solitaire dans la nature sauvage. Si je n’ai pas été déçue du voyage, les leçons de vie de cet ermite m’ont parfois chassée de sa cabane.

 

« Vendez-moi une île déserte. » Il m’arrive parfois de chanter ces paroles d’une chanson de Lucid Beausonge, Lettre à un rêveur. Pour autant, il ne me viendrait pas à l’esprit d’aller passer six mois dans une cabane isolée au bord du lac Baïkal, en Sibérie ! Je m’étais fait la réflexion à la parution de l’essai de Sylvain Tesson, en 2011. Me retirer du monde des hommes et des femmes, pourquoi pas quelque temps… mais pas dans un univers d’ours, de cèdres et de glace, à cinq jours de marche du premier village. Qu’est-ce qui peut bien pousser un grand voyageur à de telles extrémités ? Comment a-t-il vécu son hiver et son printemps de solitude ? Et qu’en a-t-il retenu ? Lorsque le film d’aventure adapté du livre est sorti dernièrement, je me suis dit qu’il était temps d’aller à la source.

Aventurier et écrivain, Sylvain Tesson a publié de nombreux récits de voyage, dont Une vie à coucher dehors, prix Goncourt de la nouvelle 2009. Dans les forêts de Sibérie est son journal d’ermitage. Dès la première page de ce dernier, il nous explique qu’il s’était fait la promesse de vivre en ermite au fond des bois avant ses 40 ans. Né en 1972, il en a 37 quand commence son aventure en février 2010. « Quinze sortes de ketchup. À cause de choses pareilles, j’ai eu envie de quitter ce monde. » Sylvain Tesson ne manque pas d’humour. Plus sérieusement, le 18 février, il indique que l’idée de cette retraite lui est venue deux ans plus tôt, après trois jours passés dans une cabane en bois, déjà au bord du lac russe. « Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix. » Les premiers temps de son ermitage, l’auteur se donne un tas de bonnes raisons : en finir avec les discours sur la décroissance et l’amour de la nature pour passer aux actes, fuir « le bruit, la laideur, la grégarité testostéronique », jouer « assurément ! », expérimenter « une paillasse où précipiter ses désirs de liberté et de solitude ».

Sylvain Tesson a emporté avec lui une caisse de livres. Ses lectures lui tiennent compagnie autant qu’elles l’occupent. La contemplation de la nature, l’écoulement du temps et les tâches domestiques sont des choses importantes, à observer à la lumière d’autres auteurs-rices. Quitte à se faire tout petit : « Dire que des écrivains essaient de brosser la beauté de lieux pareils. » Lui-même s’y emploie, non sans succès. Est-ce Le Chant du monde, de Jean Giono, qui l’inspire ce 19 mai ? Il lit ce livre culte juste avant d’« assister, en dix minutes, à la mort de l’hiver ». Sa description de l’orage sur la banquise est splendide : « La pluie ne trouve pas le chemin de la terre. Les trainées d’eau remontent au ciel dans les tourbillons de vent. Dans la confusion, les cèdres font des signaux d’effroi. »

Dans son abri, seul ou accompagné de rares visiteurs, l’auteur ermite boit de la vodka et fume des cigares. Ainsi, cette soirée de tempête le 8 avril : « Le soir, je me saoule lentement. La cabane cellule de grisement. » Je souris à ce bon mot. Le 3 mai, l’amateur de havanes explique que « les bouffées, offrandes d’un sacrifice inoffensif, relient l’homme aux dieux ». Serge Gainsbourg l’avait écrit autrement, bien avant lui… Mais passons ! Sylvain Tesson, alcoolisé ou non, m’agace plus d’une fois par son côté donneur de leçons, qui rythme la lecture comme une vieille rengaine. Et plus je tourne les pages, plus ce type m’énerve. Le plaisir que l’on prend à suivre Tesson l’ermite souffre de ses banalités de cabane.

Le 3 juin, Sylvain Tesson écrit un paragraphe particulièrement suffisant, inspiré par les œuvres de Rainer Maria Rilke et John Burroughs : « Nous sommes seuls responsables de la morosité de nos existences. […] La vie paraît pâle ? Changez de vie, gagnez les cabanes. Au fond des bois, si le monde reste morne et l’entourage insupportable, c’est un verdict : vous ne vous supportez pas ! » Voilà la faconde intarissable des nantis qui dégouline et nous assène de changer notre façon de voir les choses. Une citation parmi tant d’autres. L’essayiste, dans sa bulle littéraire, a enfin trouvé le sens de sa vie. Pourtant, si des blafards de l’existence te prenaient au mot et déboulaient dans ta forêt, c’est toi qui ferais grise mine, l’ascète ! Finie la retraite spirituelle de l’intellectuel suffisamment riche et en bonne santé pour se payer six mois de congé sabbatique, loin de toute responsabilité familiale et sociale ! C’est un peu simple comme constat.

Mon ressenti se confirme dès l’arrivée de l’été le 21 juin, quand l’auteur perçoit l’onde d’un gros bateau, « comme la désagréable intrusion du monde sur [s]on carré virginal ». D’autres envahisseurs suivront avec les beaux jours. La bulle, qu’il le veuille ou non, éclate. Finalement, j’aurai été moins intéressée par l’ermite que par ce que l’écrivain voyageur décrit avec beaucoup de talent : la nature, les animaux, le passage du temps. Pour la contemplation sereine et la pensée philosophique, on repassera. Pour une fois, j’irai voir le film en espérant qu’il soit meilleur que le livre.

 


Image de une : Dans les forêts de Sibérie, réalisé par Safy Nebbou, 2016. © Paname Distribution

Dans les forêts de Sibérie Couverture du livre Dans les forêts de Sibérie
Sylvain Tesson
Gallimard
26/04/2013
289
7,80 €

« Assez tôt, j’ai compris que je n’allais pas pouvoir faire grand-chose pour changer le monde. Je me suis alors promis de m’installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie. J’ai acquis une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal. Là, pendant six mois, à cinq jours de marche du premier village, perdu dans une nature démesurée, j’ai tâché de vivre dans la lenteur et la simplicité. Je crois y être parvenu. Deux chiens, un poêle à bois, une fenêtre ouverte sur un lac suffisent à l'existence. Et si la liberté consistait à posséder le temps ? Et si la richesse revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence - toutes choses dont manqueront les générations futures ? »