Rencontre avec Tristan Fayolle, dans les ateliers de l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art (ENSAAMA), à Paris. En jouant avec les codes de l’esthétique, il nous fait prendre conscience de notre « corps culturel ».
Arrivé d’Auvergne après son bac pour étudier les arts appliqués, Tristan Fayolle a rejoint l’ENSAAMA, où il s’est formé au design textile, puis aux matériaux de synthèse. Dandy à la beauté mystérieuse, il est aussi mannequin ou assistant-styliste à ses heures.
À peine installé dans la capitale, il pénètre les cercles très en vue du milieu de la mode, des héritières et héritiers d’empires, des parvenu-e-s. Ce monde lui offre un univers visuel incomparable : la décoration, les œuvres d’art, l’immobilier de luxe, les vêtements et matériaux nobles, les voyages… L’argent semble tout permettre, tout rendre beau. Mais rapidement, son admiration pour cet univers se réduit comme une peau de chagrin. Dans cette « industrie du mirage » où seules comptent les apparences, on s’observe, on se juge, on se mesure et on s’achète. Les femmes, plus particulièrement, sont soumises à des fantasmes qui défient les lois du corps. Taille de guêpe, fesses et poitrine proéminentes, jambes longues et hâlées, dents alignées, sourire éclatant et lèvres pulpeuses, peau lisse, jamais froissée, jamais ridée… Le corps doit faire fi et du temps et de l’existence.
Cinq ans plus tard, revenu de ce microcosme qu’il décrit comme malsain, Tristan Fayolle s’est inspiré des aspirations de ses anciennes fréquentations pour construire son projet de fin d’études. Il s’y demande jusqu’où l’on peut aller dans l’inconfort physique pour favoriser le confort social. Pour cela, il a créé une série de vêtements et d’accessoires qui singent les diktats de la beauté. Parfaitement exécutées, ses créations dénoncent par leur outrance les codes que l’on intègre sans s’en rendre compte, et la silhouette qu’il a composée permet de visualiser la globalité des métamorphoses physiques que l’on s’impose. Son travail est une mise en garde, un témoignage sur une société en mal de vivre, qui cherche la solution en malmenant son apparence, ne voyant pas que la richesse est à l’intérieur. C’est également un appel à se jouer des normes pour jouir de la vie, à sortir des genres binaires pour construire un monde où les garçons auraient le droit d’être des filles comme les autres. Un manifeste, comme il l’a lui-même écrit, pour « utiliser la mode comme étendard, au même titre que Picasso peignait Guernica tout en disant que la peinture n’était pas faite pour être accrochée à un mur ».
Charnues, pulpeuses et goulues, les lèvres prothèses confectionnées par Tristan tombent le masque. © Ella Bats
Peux–tu présenter ton projet en quelques mots ?
J’ai créé des accessoires de mode venant s’ajouter au corps pour lui donner une posture. Grâce au costume, au maintien qu’il apporte, j’ai retravaillé la forme même de nos courbes, féminines ou masculines. Pour cela, je me suis inspiré de tout ce qui a existé dans l’histoire de la mode (corsets, tournures, fraises, accessoires…) et j’ai proposé une liste d’objets revisités par rapport aux canons de beauté contemporains. Chaque civilisation, chaque époque a ses propres préoccupations esthétiques. Mais la finalité diffère peu, ce sont surtout les moyens d’y parvenir qui ont changé.
Comment t’est venue cette idée ?
Ma volonté de réaliser ce projet est partie d’un constat social. Depuis que je suis arrivé à Paris, j’ai eu l’occasion de fréquenter une population que je n’avais jamais croisée auparavant. Au cours de mes études, mais aussi des diverses missions que j’ai exercées, j’ai côtoyé des personnes qui avaient atteint un tel niveau de vie qu’ils pouvaient se passer de travailler. Comme ce Qatarien, qui m’a un jour demandé : « Toi qui viens de la campagne, sais-tu où je pourrais acheter un château pour y mettre mes chevaux ? » Ces gens, n’étant pas contraints par le temps, s’adonnent à un culte de la beauté très codifié, propre à leur milieu, qui devient la finalité de leur vie. Je voulais pousser dans leurs retranchements physiques ces personnes poussées par le vent du capitalisme, pour réaliser une satire de notre monde avec le langage de la mode. Autrement dit, déconstruire les codes en les utilisant…
Quel a été ton fil conducteur ?
Tout a tourné autour d’une question centrale : le confort social, celui que confère le respect des codes actuels, est-il plus important que le confort physique ? La vie en société est une vie de contraintes — « il faut souffrir pour être beau ou belle » —, où les interactions entre individus priment sur les libertés individuelles, où un ensemble de normes régissent les conditions de notre réussite. Pour montrer jusqu’où nous étions prêt-e-s à aller pour nous sentir intégré-e-s, j’ai voulu donner la parole au vêtement et à sa puissance symbolique et démonstrative.
Des perles blanches, aux fesses comme aux yeux : la nacre pour seul attribut. © Ella Bats
À quand remonte ce phénomène de déformation des corps que tu dénonces ?
Depuis des siècles, l’humain se pare d’étoffes et d’artifices en tout genre. Certains répondent à un besoin climatique, d’autres à un besoin physique ou juste ornemental. Très vite, les tenues ont été associées au statut social, au positionnement hiérarchique, et ce bien souvent au détriment du confort physique. Car la première contradiction se trouve ici : le confort physique peut apporter une aisance corporelle mais un inconfort social. Le premier répond à un besoin, tandis que le second est une notion enseignée.
Néanmoins, la mode ne s’est vraiment imposée comme phénomène social de masse qu’à partir du XIXe siècle, influencée par la presse. Dans Système de la mode par exemple, Roland Barthes a rendu compte de l’importance des magazines qui ont modifié le phénomène, déplacé son sens sociologique et en ont fait un objet culturel autonome.
À écouter nos contemporain-e-s sur nos usages vestimentaires, les vêtements que nous portons aujourd’hui seraient simples, souples, comme un reflet de nos vies prétendument mobiles, dynamiques, libérées et sans artifice. Je ne suis pas d’accord avec ce discours. La fonction du vêtement n’est pas simplement de maintenir, mais de remodeler les formes naturelles. En somme, la mode fait le corps, si bien que le constat est sans équivoque : il n’y a pas de corps naturel mais un corps culturel. Culturellement formaté, culturellement déformé…
Le chapeau, marqueur social aussi translucide que les fausses pommettes qu’il protège. © Ella Bats
Pourquoi avoir choisi comme cible une infime partie de la population, extrêmement riche, et peu représentative de notre société ?
Parce que la mode est influencée par ces gens. Les enseignes bon marché s’inspirent des grands couturiers et grandes couturières, qui s’inspirent des personnes qui auront les moyens de financer leurs créations. Les pièces s’adaptent donc au mode de vie de ces dernières, à mille lieues de notre quotidien. Porter des talons de 18 centimètres, c’est plus facile lorsque l’on passe d’un taxi à un autre et que l’on n’est pas pressé-e par le temps !
N’as-tu pas l’impression qu’il existe deux canons de beauté aujourd’hui : la silhouette longiligne de Kate Moss d’un côté, et celle toute en courbes de Kim Kardashian de l’autre ?
Si, mais dans l’univers de la mode, des femmes comme Kate Moss sont perçues comme des portemanteaux, alors que Kim Kardashian est utilisée comme consommatrice (pour ne pas dire consomm’actrice). Cette dernière est si influente et une telle icône marketing que n’importe qui, ou quoi, peut être propulsé-e du jour au lendemain grâce à son aval.
Peux-tu nous en dire plus sur ton expérience personnelle, celle qui a inspiré ce projet ?
Ces cinq années à Paris m’ont amené à être un autre. Paris est la ville de tous les possibles, mais aussi de toutes les illusions. Arrière-petit-fils d’agriculteurs et d’ouvriers, j’ai été habitué aux grands espaces, à la nature et au silence. Quand je suis arrivé, j’ai respiré avec ivresse l’odeur du bitume, j’ai été submergé de joie par l’étendue des choix qui s’offraient à moi. Très vite, j’ai écumé les soirées parisiennes, les dîners mondains, les boîtes de nuit… J’ai fréquenté des êtres sans m’en méfier, je me suis donné à eux par manque de considération pour ce que j’étais, par mépris de mes origines, par haine de moi. J’ai cherché à maquiller mon identité, à séduire à tout prix. Aujourd’hui, je suis conscient d’avoir été aveuglé par la lumière des diamants et, lassé de jouer les caméléons, j’ai fini par accepter ma propre couleur.
Durant cette période, j’ai pu observer la parade de ces gens qui se regardent, comparent leur vie sur Instagram, se jugent et se mesurent en fonction du nombre d’objets ou de followers qu’ils « possèdent ». Si j’ai d’abord été fasciné par l’esthétique de leur existence, je me suis vite rendu compte qu’ils étaient, pour la plupart, pauvres d’émerveillement et de valeurs, et surtout, inauthentiques.
Le chirurgien esthétique, ce dieu glorifié internationalement pour son talent, prétend exaucer leurs rêves en tuant à coups de bistouri leurs complexes et leurs gènes, en débridant les yeux d’Asiatiques qui se rêvent Européen-ne-s, en allongeant leurs jambes ou en leur gonflant les seins, les lèvres et les fesses que la nature ne leur a pas donnés.
Les chaussures, portées par des créatures androgynes, se font membres à part telles des excroissances de notre corps culturel. © Ella Bats
Quel message voudrais-tu faire passer à travers tout cela ?
J’aimerais que les gens comprennent que l’on peut s’affranchir de tous ces codes, et qu’il le faut. Ne pas se les interdire, juste s’amuser avec, de manière à ce qu’ils n’existent plus ou ne soient plus qu’un jeu. Tout le monde a le droit de porter ce qu’il veut et quand il le veut, en lien avec ce qu’il est. Ne vantez pas les mérites de la silhouette que j’ai créée, elle existe simplement pour nous rappeler que les artifices sont une triste mascarade.
Par la suite, j’aimerais proposer une vision plus fondamentalement humaine. Si j’ai voulu lancer ce feu d’artifice aveuglant, c’est pour que l’on apprécie ensuite la lumière de la lune, son immuabilité, sa douceur. Réapprenons à nous connaître de l’intérieur pour embellir l’extérieur. Il y a tant de réalités immatérielles, de choses que l’on n’explique pas, et qui pourtant sont en nous. Étudions-nous, plutôt que de vouloir gagner de l’argent, de vouloir le dépenser pour impressionner des personnes qui ne nous connaissent pas, ni ne nous aiment vraiment.
En ces temps difficiles, il est agréable de se laisser aller à des superficialités, je le conçois. Mais pas à n’importe quel prix. Nous sommes en train de dévier lentement mais sûrement vers une dictature abominable, celle du corps culturel. Ouvrons les yeux et redonnons toute leur place au corps, à l’esprit et à la liberté d’être. Au fond, c’est peut-être ça, l’essence de mon travail de ces dernières années : nous aider à prendre le recul nécessaire pour ne pas être trop affecté-e-s par le monde qui nous entoure, et n’employer des chaînes que dans l’optique de nous libérer de nos chaînes.
Ébauches du projet, présentées dans un atelier de l’ENSAAMA. © Sophie GDP
Stylisme : Tristan L. Fayolle
Modèles : Tristan L. Fayolle et Victoria Meunier
Retrouvez les différentes étapes du projet sur Facebook.
