À l’occasion de la sortie du film indien Déesses indiennes en colère, Louise Pluyaud a rencontré le réalisateur du film, qui montre des femmes actives, indépendantes et libres. Des personnages féminins bien loin des stéréotypes genrés de Bollywood.
Frieda, Laxmi, Suranjana, Joanna, Pamela, Madhureeta et Nargis, les sept héroïnes du film de Pan Nalin sont toutes de jeunes femmes indiennes aussi différentes que les multiples nuances d’un sari soyeux. Mais elles ont un point commun : la revendication inébranlable de leurs droits fondamentaux dans une Inde contemporaine encore réactionnaire et patriarcale. Une liberté de ton et de parole rarement portée à l’écran, car dans un pays qui produit plus de 1 000 films par an, la plupart sont exclusivement centrés sur les hommes. Avec le film engagé et féministe de la réalisatrice Leena Yadav, La Saison des femmes (sorti en avril 2015), qui raconte le combat de villageoises contre des traditions ancestrales qui les asservissent, Déesses indiennes en colère constitue donc un véritable tournant dans le cinéma indien. Une petite révolution socioculturelle saluée par le public mais censurée par les institutions, que l’on doit à un homme, le réalisateur Pan Nalin. Entretien.
Pourquoi avoir choisi de vous consacrer à des histoires de femmes ?
J’ai décidé de faire un film autour de la condition des femmes en Inde il y a cinq ans. J’en ai parlé à des amies et certaines pensaient que je n’aurais pas le cran de le faire. Il faut dire qu’à Bollywood, 96 % des films tournent autour des personnages masculins, les femmes étant relayées au second plan. Elles sont soit des faire-valoir, soit des maîtresses (sous-entendu les actrices doivent être sexy), soit des mères ou des sœurs dont les héros doivent protéger l’honneur. Avec Déesses indiennes en colère, je voulais les débarrasser de ces stéréotypes et leur donner l’occasion de se confier sur leur propre réalité. Mon film ne s’inspire que de témoignages recueillis auprès de mes plus proches amies. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai appris que l’une d’elles avait été violée par son oncle à l’âge de 12 ans. Pendant deux ans, elle n’en a parlé à personne. Ainsi, plus elles se confiaient, plus j’avais envie de mettre des images sur leurs mots.
Un film avec des femmes pour seules héroïnes, est-ce difficile à financer ?
En Inde, c’est tout simplement infaisable. Les femmes sont jugées par les hommes, et chacun a une idée précise de la place qu’elles doivent occuper, de leur fonction dans la société. Il apparaît comme évident pour tous les financiers qu’un film avec des femmes ne marchera pas au box-office. Comme me l’a dit l’un d’entre eux très sérieusement : « Qui a envie de regarder leurs histoires ? Qu’elles dansent et qu’elles tombent amoureuses, c’est tout ce qu’on leur demande ! » Seul Gaurav Dhingra, le patron de Jungle Book Entertainment, a eu l’envie d’y croire.
Déesses indiennes en colère est sorti le 4 décembre 2015 sur les écrans indiens. Comment a-t-il été reçu par les institutions et le public ?
Le film a suscité de nombreuses controverses. Car, si le public s’est scandalisé qu’il ait fallu attendre autant de temps pour voir un film indien où tous les rôles principaux sont féminins, les institutions l’ont censuré. Le CBFC (le Central Board of Film Certification, ndlr) a demandé à ce que toutes les images représentant des déesses soient floutées. Le gouvernement a, quant à lui, ordonné que toutes les expressions familières soient inaudibles. Suite à quoi, les actrices du film et des centaines de sympathisants ont manifesté et exprimé leur colère avec des slogans tels que « Vous pouvez rendre inaudibles nos mots, mais vous ne pourrez rendre inaudibles nos voix ».
Mais ce n’est pas tout… J’ai également reçu des menaces de mort de la part de l’extrême droite ainsi que des appels menaçants. Par exemple : « Qu’as-tu accompli en montrant ces salopes indiennes ? », « Nous allons nous assurer que tu reçoives le même traitement que les caricaturistes de Charlie Hebdo » ou bien « Pourquoi veux-tu attirer l’attention sur ces putes ? Elles devraient rester à la maison pour faire à manger et baiser ». Et encore une fois, les soutiens sont arrivés en nombre. Des milliers d’hommes et de femmes ainsi que des milliers d’articles publiés dans les médias et relayés sur les réseaux sociaux ont loué le film, valorisant le portrait réaliste de ces femmes indiennes contemporaines.
En Inde, plusieurs temples sont consacrés au culte de déesses. Or, en dehors de la religion, les femmes ne sont plus vraiment respectées. Comment expliquez-vous ce paradoxe entre sacré et société ?
Dans l’hindouisme, la force spirituelle et le pouvoir sont clairement entre les mains des déesses. Quant aux dieux, que ce soit Shiva, Krishna ou Brahma, ils n’ont rien à faire. La puissance de création ne s’incarne même pas dans une figure masculine, mais sous les traits d’une femme dénommée Devi. La société ritualiste indienne est donc quelque peu hypocrite. Pourtant, il y a dans l’histoire de l’Inde, soi-disant « la plus grande démocratie du monde », des femmes qui ont été et sont encore respectées telles qu’Indura Gandhi, ancienne Première ministre. Aujourd’hui, les femmes occupent des postes importants, dont ceux de présidente du parlement de l’Inde et chef de l’opposition. L’Europe et les États-Unis n’ont pas fait mieux.
Alors, pourquoi les inégalités persistent ? Parce que ce pays-continent reste un village, avec une conception étroite et souvent liberticide de la condition des femmes. La constitution leur garantit les droits fondamentaux de la personne, mais elles restent encore des citoyennes de seconde zone. Je constate heureusement que depuis quelques années, les femmes osent de plus en plus faire entendre leur voix et réclamer leurs droits. Souvenez-vous de la vague de protestation qui s’est soulevée en janvier 2013, après le viol collectif d’une étudiante dans un bus. Je n’avais jamais vu une telle solidarité entre autant de déesses indiennes en colère !
Que voulez-vous que le public apprenne de ce film ?
Je ne donne pas de leçon, je ne suis pas professeur. Je cherche simplement à divertir et à inspirer. Car lorsque vous êtes inspiré, vous êtes à même de recevoir. J’espère qu’après avoir vu le film, le public se sentira en connexion avec les femmes, en Inde et partout dans le monde.
Déesses indiennes en colère, sorti le 27 juillet 2016.