Dans le paysage du cinéma d’animation et le cœur de plusieurs générations de spectatrices et spectateurs, les films de Ghibli occupent une place à part. On doit au studio japonais de Hayao Miyazaki et Isao Takahata des chefs-d’œuvre de fantaisie et d’émotion comme Mon voisin Totoro, Pompoko, Princesse Mononoké ou encore Le Voyage de Chihiro… Néanmoins, si l’on connaît bien ces deux réalisateurs phares, c’est beaucoup moins le cas pour les petites mains de l’ombre, comme l’animatrice Makiko Futaki, disparue en mai dernier, après trente ans de carrière chez Ghibli. Retour sur une valse en 24 images/seconde dans un cinéma d’animation peuplé d’héroïnes.
Au Japon, les femmes de l’ombre qui travaillent dans l’animation sont nombreuses. Pourtant, la structure sociale du pays en elle-même impose une séparation nette des tâches : les hommes au travail, les femmes au foyer auprès des enfants. Pourtant, lorsque les femmes se tournent vers des métiers traditionnellement réservés aux hommes, il se produit souvent des miracles. C’est le cas, entre autres, de l’animatrice Makiko Futaki, qui a joué un rôle important au sein du studio Ghibli.
Celui-ci est fondé par les futurs maîtres du long-métrage d’animation Hayao Miyazaki et Isao Takahata en 1985. Les deux hommes viennent tout juste de finir l’adaptation de Nausicaä de la vallée du vent, un manga de Miyazaki qui sera publié entre 1982 et 1994 dans le magazine Animage. Ils collaborent ensemble depuis 1965 et ont connu différents studios, dont le célèbre Tôei Dôga. De cette association singulière naît une ambition qui les éloigne naturellement des dessins animés destinés au grand public : proposer des films d’animation qui privilégient la qualité à la quantité, dans un cadre de production autonome et émancipé de la pression du marché.
Makiko Futaki, naissance d’un univers
Née en 1958, Makiko Futaki s’est d’abord fait connaître au Private Animation Festival, dans lequel elle présente des films de calligraphie animée. Devenue animatrice au studio Telecom Animation Film, elle rencontre Isao Takahata en 1981 et travaille alors sur l’animation de son film Kié la petite peste. Elle intègre par la suite l’équipe de Ghibli et y fera sa carrière pendant trente ans. Elle œuvrera sur la plupart de ses films ainsi que sur des productions d’autres studios, dont le célèbre Akira (1988) de Katsuhiro Ōtomo.
La collaboration entre les réalisateurs-rices et les animateurs-rices est fondamentale. L’exposition « Dessins du studio Ghibli », qui s’est déroulée au musée Art Ludique d’octobre 2014 à mars 2015, présentait des layouts (dessins originaux et matriciels des films) et mettait en évidence le travail de création des longs-métrages du studio. Les layouts sont des dessins clés voués à être complétés par les dessins d’animation. Ils contiennent toutes les informations concernant le cadrage, le mouvement de la caméra, l’ambiance d’une scène, son décor, la position ou encore l’attitude et l’expression des personnages, ainsi que d’autres détails techniques relatifs à chaque plan, décidés minutieusement par le réalisateur. Ces dessins sont la matière première permettant de mettre en œuvre l’animation selon des consignes précises.
Les layouts sont indispensables à tous les films animés que nous adorons et regardons sans nous lasser. Mais à ces instructions, il faut une réponse claire et harmonieuse de l’équipe chargée de l’animation, ce à quoi parvient Makiko Futaki avec une grande fluidité. Ses talents d’animatrice se révèlent ainsi indispensables, même lorsque les images de synthèse sont progressivement intégrées à Princesse Mononoké (1997).
Les femmes japonaises et Ghibli
Makiko Futaki passe pour ainsi dire naturellement de petite main au poste d’animatrice en chef. Néanmoins, pour comprendre la singularité du parcours de cette artisane, il n’est pas inintéressant d’observer le rapport des femmes japonaises au travail. Dans une société où celles-ci sont écartées du monde professionnel et cantonnées à l’univers domestique, Ghibli affirme sa différence. À l’image de l’atelier du mécanicien Piccolo dans Porco Rosso (1992), Hayao Miyazaki embauche en effet massivement des femmes, notamment pendant la création de son long-métrage mettant en scène le célèbre porc volant.
Cela ne va pas de soi au Japon, où les inégalités femmes-hommes dans le monde professionnel sont flagrantes. Cela tient autant à la séparation traditionnelle des tâches évoquée plus haut qu’à la gestion des carrières des salarié-e-s par leurs entreprises. En effet, celles-ci tendent à recruter des apprenti-e-s et à prendre le temps de les former dans l’optique de les employer jusqu’à leur retraite. Cette période de formation inclut souvent un changement de poste tous les trois ou quatre ans, celui-ci pouvant s’accompagner d’un changement de lieu de travail, et donc de domicile.
L’initiative de la maison Ghibli intervient au moment où Hayao Miyazaki entame la construction d’un nouveau bâtiment, conçu pour les besoins d’une équipe de plus en plus importante. Elle témoigne également de la confiance de ce dernier dans les compétences professionnelles des femmes – souvent héroïnes de ses films.
Des films pour témoignage
La touche de Makiko Futaki est certes discrète, mais essentielle pour le studio Ghibli. Peu d’informations ont filtré sur elle, mais la liste des films auxquels elle a participé est pourtant à rallonge : Mon voisin Totoro (1988), Kiki la petite sorcière (1989), Souvenirs goutte à goutte (1991), Porco Rosso (1992), Si tu tends l’oreille (1995), Princesse Mononoké (2000), Le Voyage de Chihiro (2001), Le Château ambulant (2004), ou encore son dernier long-métrage, Souvenirs de Marnie (2014)…
Le travail de l’animation fournit le corps et le rythme du film, souvent sa saveur et sa poésie, comme une grande toile mouvante. Le détail de l’image par image, s’il est invisible à l’œil des spectateurs-rices, demeure indélébile à la genèse de l’œuvre. Makiko Futaki a souhaité partir dans le secret, au cours d’une cérémonie privée. Son nom a émergé à cette occasion. En rappelant le travail des femmes de l’ombre, faisons en sorte que plus jamais ces mains artisanes n’y restent.