Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg nous proposent de découvrir la vie extraordinaire de Karen Blixen, aventurière, autrice et femme libre dans La Lionne. Cette bande dessinée parue en 2015 aux éditions Sarbacane est un concentré de poésie et de magie.
La première chose que l’on remarque en parcourant les pages de La Lionne est la beauté des illustrations. Le trait de Terkel Risbjerg est doux. Il semble que son pinceau ne touche que du bout des poils la feuille granulée. Visuellement, tout invite lectrices et lecteurs dans un univers onirique. À la lumière mouvante d’un clair de lune, l’histoire s’ouvre tel un conte. Les mots d’Anne-Caroline Pandolfo ne nous trompent pas : ici, on est autorisé-e-s à penser en dehors de la réalité.
Au-dessus du berceau de la toute jeune Karen Christentze Dinesen se penchent sept étranges fées : Nietzsche, un lion, Shéhérazade, le diable, Shakespeare, un roi africain et une cigogne. Chacune d’elles représente pour la future Karen Blixen un moment important de son existence ou un trait de caractère. C’est drôle, malin, et ça en dit beaucoup sur le pouvoir de l’imagination et de l’art du récit que semblent chérir les deux esprits derrière cette histoire fabuleuse.
Finalement, cette façon inhabituelle d’ouvrir ce que l’on associerait de prime abord à une biographie est l’un des hommages les plus subtils de cette bande dessinée à Karen Blixen. Anne-Caroline Pandolfo s’essaye avec talent au portrait littéraire, articulé comme un éloge à l’aventurière danoise : « 1. Je suis une femme. 2. Je suis née en 1885. 3. Je vis au Danemark. 4. Ma famille a des idées de petits-bourgeois. 5. Ma famille est religieuse, protestante, luthérienne et unitariste. 6. Je suis la seule à m’inquiéter de 1, 2, 3, 4, 5… Que faire ? » se demande-t-elle. C’est tout au long de son existence qu’elle répondra à cette question.
Après la mort de son père Wilhelm, la petite fille, alors seulement âgée de 10 ans, expérimente pour la première fois la perte d’un être cher. C’est avec lui qu’elle a découvert son amour pour la nature, les attraits d’une vie simple et les histoires bien racontées. La rigidité de son éducation à la suite de cet événement tragique n’a plus aucun sens, et c’est une occasion parfaite pour le diable d’entrer en scène. Il la suit comme une ombre. Alors que Mama, sa préceptrice, lui explique que « la séduction est une difformité [qu’elle] ne [doit] absolument pas laisser enfler en [elle] », la jeune fille questionne tout ce qui l’entoure. Veut-elle vraiment être une « femme honnête » ? « Ni dieu ni maître » semble lui souffler Nietzsche : il est temps pour elle de partir.
Tout au long de l’album, les influences littéraires de Karen Blixen viennent nous aiguiller. Ses lectures transpirent des pages joliment colorées par Terkel Risbjerg. Sa volonté d’émancipation passe donc par la connaissance, la culture, les arts, et en 1903, la jeune femme intègre l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague. Mais le conformisme des grandes écoles l’oppresse. Ainsi que celui de la société danoise du XIXe siècle en général. Quelques années plus tard, elle épouse Bror von Blixen-Finecke, mais leur union relève de l’échange de bons procédés. Elle devient baronne et le couple part vivre en Afrique. La jeune femme répond à l’appel de la liberté par un consensus moral : un engagement contre une délivrance.
Sur le continent africain, Karen Blixen trouve un équilibre parfait entre ses envies d’ailleurs et son amour du logis bien organisé. Elle est témoin de l’arrivée des colons, de la destruction future de ce « paradis perdu », et va jusqu’à prendre position contre le comportement du gouvernement à l’égard des Kenyan-e-s. À ses questionnements se mêlent ceux des lectrices et lecteurs sur une partie de l’histoire de l’Afrique que l’on aurait trop vite fait d’oublier.
Malgré son épanouissement, la ferme du couple connaît de nombreuses difficultés, gérées de façon minable par son mari qui, comble de la goujaterie, donne la syphilis à sa femme. Sans surprise, tout cela se termine par un divorce. Heureuse coïncidence du destin, elle ne tarde pas à rencontrer l’amour de sa vie, un homme qui lui rappelle son père et qu’elle ne peut retenir qu’à l’aide de ses histoires, à la manière de Shéhérazade. Le storytelling continue tranquillement sa course. Mais cette bulle finit par éclater : le café ne pousse pas, la ferme est vendue et son chéri d’aviateur la quitte.
L’utilisation des nuances et des couleurs dans la bande dessinée est très astucieuse. En fonction des lieux, de l’état d’esprit de l’héroïne, on passe du chaud au froid et du froid au chaud. L’aquarelle apporte aux dessins une sublime douceur, un sentiment d’apaisement dans les tourments de la vie. Il y a dans ces pages tout l’attachement des auteurs-rices pour leur protagoniste, mais aussi leur vision idéalisée d’intellectuel-le-s qui bute contre les réalités d’une société défaillante.
À 46 ans, Karen Blixen arrive à Marseille. Elle se retrouve face à elle-même, sa vie, ses choix, dans un monde de solitude. Dans ces pages, tout est gris et lent, comme la fumée d’une cigarette que l’on aurait oubliée dans le cendrier. Que faire d’autre que signer un pacte avec le diable ? N’est-ce pas, après tout, ce que font quelque part tou-te-s les auteurs-rices ? Elle commence à écrire ses histoires. Cette bande dessinée a quelque chose de méta, de l’ordre du commentaire sur ce que signifie être artiste et écrivain-e. Plus que le portrait d’une femme forte, il y a là une analyse intelligente dépassant le simple récit qui nous est proposé.
Karen Blixen devient un phénomène, une voix divergente, celle qui se cache derrière La Ferme africaine, publié en 1937. Elle écrira jusqu’à la fin de ses jours. Et comme dans sa vie, ses livres sont peuplés de magie, de beauté et de nature sauvage. La résilience de Karen Blixen n’est pas celle d’une lionne, mais de toutes les femmes qui luttent pour leur liberté.
Éditions Sarbacanne
07/10/2015
200
Anne-Caroline Pandolfo, Terkel Risbjerg
24,50 €
Le somptueux destin de Karen Blixen, sublimé par les aquarelles vibrantes de Terkel Risbjerg. Ce livre raconte la vie, ou plutôt les vies, de la baronne Karen von Blixen, l’auteure du célébrissime La Ferme africaine (Out of Africa). On la suit depuis son enfance auprès d’un père adoré mais absent, aventurier jamais rassasié – qui se suicidera alors qu’elle n’est encore qu’adolescente – et d’une mère corsetée dans le Danemark du début du XXe siècle.