À en croire critiques et internautes, BoJack Horseman fait partie des meilleures séries du moment. Pourquoi tant d’enthousiasme pour un dessin animé ? Pour Will Arnett, l’acteur qui double BoJack, il s’agit d’une comédie, mais aussi d’un « show sur la dépression ». Ce que l’on appelle désormais une « sadcom ». Au pays des animaux anthropomorphes, le questionnement existentiel est roi.
[Cet article contient des spoilers.]
BoJack Horseman est une série d’animation américaine créée par Raphael Bob-Waksberg et designée par Lisa Hanawalt, dont la première saison a été diffusée sur Netflix à la fin de l’été 2014. Elle est centrée sur l’antihéros du même nom, un cheval anthropomorphique et ancienne star d’une sitcom culte des années 1980, Horsin’ Around. Depuis l’arrêt de son succès, l’acteur déchu est comme bloqué : incapable de travailler et triste, il se laisse aller dans sa propriété de Los Angeles, ville qu’il qualifie de « superficielle » et dans laquelle il se sent terriblement seul. Il est pourtant entouré de gens qui l’aiment, comme son colocataire Todd (Aaron Paul), un raté au cœur tendre dont il rejette l’amitié, Diane (Alison Brie), sa ghostwriter « nerdy » qui le comprend comme personne, et Princess Carolyn (Amy Sedaris), son agente/ex-copine qui passe son temps à lui décrocher des contrats qu’il refuse.
C’est que BoJack est tourmenté par l’idée d’être un has-been indigne d’amour. Il se met donc en tête de publier ses mémoires, qu’il espère pouvoir transformer en come-back hollywoodien. La série est un concentré d’humour noir, de drôlerie et de références culturelles, qui réussit à faire cohabiter des genres et des tons traditionnellement opposés. Elle invite le public à se questionner en mettant en scène une tristesse « fétichisée », qui obsède BoJack et que sa publiciste Ana Spanikopita (Angela Bassett) lui reproche (saison 3, épisode 10). Cette affliction devient donc un objet que l’on peut s’approprier, observer, et que la série pousse à bout, explorant ses origines et défiant la fatalité qui l’accompagne.
Prédéterminé-e-s à être malheureux-ses ?
Lassé d’être une demi-célébrité dans un Hollywoo (double fictif de Hollywood) superficiel, BoJack désire désormais accéder au rang de « vraie » star et être adorée en tant que telle – une certaine définition du bonheur ! Pourtant, il perd ses repères, son identité, et se morfond au fur et à mesure qu’il s’approche de ce rêve. Cette dépression est associée chez BoJack (et dans la saison 2, chez Diane ) à une enfance traumatique, ce qui suggère une lecture déterministe du sort des personnages. Fils non désiré, il serait condamné à rechercher l’amour – notamment à travers l’adulation du public –, parce que sa mère était cruelle avec lui.
Il semble voué à l’autodestruction, car il veut être aimé mais détruit une à une ses amitiés et ses relations. BoJack est pourtant convaincu qu’il n’est pas déterminé, que la solution est entre ses mains. Il le répète d’ailleurs à plusieurs reprises : pour être heureux, il doit mieux se comporter avec les autres et arrêter ses lubies autodestructrices. Il doit changer. Cependant, chaque tentative est un échec qui le jette dans une situation encore plus horrifiante que la précédente.
Une autre connaît ce mal-être chronique, c’est son amie Diane. Enfant, elle aussi a été une souffre-douleur à la maison et à l’école. Contrairement à BoJack, elle tente malgré tout de se défaire des conséquences de ce traumatisme en essayant de trouver et de vaincre ses angoisses. Si les deux protagonistes ont des manières opposées de se confronter aux séquelles de leur enfance, les passés de BoJack et de Diane posent la question du déterminisme psychologique. Cette interrogation reste en suspens car au fil des saisons, ils n’arrivent pas à changer. Todd aiguille pourtant son ami BoJack, à qui il avait accordé une deuxième chance et qui ne fait que le blesser davantage (saison 3, épisode 10) :
Non, BoJack, arrête. Tu es la somme de tout ce qui ne va pas chez toi. Ce n’est pas l’alcool, ce n’est pas la drogue ni les galères que tu as eues pendant ta carrière ou lorsque tu étais gosse : c’est toi. D’accord ? C’est toi, lui assène-t-il.
Seul face à Hollywoo
Hollywoo est à la fois le Graal de BoJack et un lieu de perdition où il ne pourra jamais s’accomplir (saison 3, épisode 11). La critique du star-system est omniprésente dans BoJack Horseman. Elle sert surtout à comprendre le désarroi de l’acteur face à un milieu qui l’a rejeté. L’esthétique de la série met en lumière le contraste entre un Hollywoo clinquant et des personnages aux contours bruts, appartenant au monde des comics alternatifs.
Leur charadesign, imaginé par l’illustratrice Lisa Hanawalt – qui a une petite obsession pour les chevaux –, renforce cette confrontation permanente. Ce contraste et les références à la culture alternative rapprochent BoJack Horseman de la série animée Daria. Diffusée sur MTV entre 1997 et 2002 aux États-Unis, elle utilise un humour noir et pince-sans-rire pour dénoncer la vanité des high schools. Les héroïnes sont deux lycéennes brillantes mais tourmentées et isolées, confrontées à des camarades qui ne se préoccupent que de leur apparence. Tout comme BoJack et Hollywoo, les personnages de Daria sont prisonniers du système oppressant de leur lycée. Daria, elle, ne désire pas s’intégrer au sein d’une mécanique qui lui impose une identité creuse, une étiquette, et est donc rejetée par un microcosme branché, qui l’oblige à se définir comme « brain ». Elle n’apprécie pas cette identité mais s’y attache, tout comme BoJack s’accroche à son passé de star de télé de peur de ne plus savoir qui il est. Plus Daria défend son identité de brain, moins elle arrive à aller vers les autres. Finalement, c’est en cultivant sa différence qu’elle atteindra son idéal.
Si BoJack fait écho à Daria, lui veut en revanche à tout prix faire partie du club des branché-e-s. Il veut être une star pour être aimé, mais il se rend compte à ses dépens que pour le devenir, il doit être celui que les spectateurs et spectatrices veulent voir. Sa quête de l’amour des foules crée une dichotomie entre sa personne et sa persona. Aliéné et esseulé, il n’obtient jamais l’amour et le bonheur espéré dans l’adoration du public (saison 3, épisode 10). Ses tentatives le laissent, au contraire, face à un moi qu’il n’aime pas et auquel il veut échapper.
Escape from LA, escapade loin de soi
BoJack tente par deux fois (saison 2, épisode 11 et saison 3, épisode 11) de fuir Los Angeles après s’être confronté à la vacuité de sa vie, pensant que le bling-bling de Hollywoo est à la source de son malheur, mais il finit par découvrir qu’il ne peut pas échapper à lui-même. Il est forcé de rentrer, et le cercle vicieux se répète. BoJack traverse une tumultueuse crise d’identité, qui, pour des sociologues comme Jean-Claude Kaufmann, est un produit de nos sociétés modernes. Il est en effet difficile d’accepter l’identité que le système nous impose, sans la questionner :
On observe […] des individus qui ne cessent de s’interroger sur tout, ce qui rend leur action toujours plus incertaine. C’est désormais au sujet lui-même de se construire et la quête de l’identité peut être une démarche éprouvante. Alain Ehrenberg souligne ainsi dans La fatigue d’être soi : Dépression et société (Odile Jacob, 2000) que la dépression est le symptôme le plus net de cette difficulté à désormais déterminer soi-même son identité.*
BoJack représente bien ce mal du siècle. La recherche et la fuite de soi sont des thèmes récurrents qui font de lui un être contradictoire. Il n’arrive pas à se défaire de la superficialité qui l’entoure, et qui le contamine à tel point que l’on en vient à se demander si ce n’est pas la seule chose qui existe dans son monde. Très connu pour son rôle dans Horsin’ Around, il y jouait néanmoins un personnage sans nom, puisqu’il était simplement crédité The Horse. Lorsqu’il demande à Diane si elle pense qu’il est quelqu’un de bien au fond, elle lui répond qu’il n’y a que l’apparence qui existe et qu’elle se manifeste dans ses actes. Il n’y a pas de fond ni de forme, de soi ou d’image de soi, il n’y a qu’un BoJack, et c’est celui que l’on voit.
« A sad person trying »
Bien que l’on ait l’impression que les personnages sont condamnés à tourner en rond, la note de fin reste toujours positive et refuse toute fatalité. C’est pour cela que l’actrice, journaliste et performeuse Jenny Jaffe range BoJack Horseman dans la catégorie des « sadcom optimistes ». Pour elle, la sadcom fonctionne selon le constat suivant : « Le monde peut être horrible. Nous pouvons être horribles. Cependant, contrairement à des séries comme Always Sunny et Seinfeld, nos mauvaises décisions ne proviennent pas d’une amoralité qui nous serait inhérente, mais d’une limite inhérente à nos capacités et à notre savoir. Parfois, c’est la douleur qui nous pousse à agir. Parfois, c’est la peur qui nous guide. Dans nos pires moments, ce sont ces deux sentiments qui nous orientent. Mais on essaie de faire de notre mieux. Et il y a quelque chose de profondément optimiste dans cette démarche. »
Cette démarche est bien celle de BoJack, et chaque fin de saison est là pour nous le rappeler. Par exemple, dans le dernier épisode de la saison 3, BoJack aperçoit un troupeau de chevaux qui galopent en liberté. Cette vision l’empêche de se suicider. Dernière lueur d’espoir pour l’acteur, ils sont également un présage de la nécessité d’un retour à un soi meilleur, alors que tout laissait penser le contraire.
*Extrait d’une synthèse de l’article de Catherine Halpern, « Faut-il en finir avec l’identité ? » (paru dans Sciences humaines n°151), et mise en ligne sur le site de l’École normale supérieure de Lyon.