Aujourd’hui, Lucie prend la plume pour t’expliquer comment le test de Bechdel a permis de briser le tabou de l’invisibilisation des femmes dans le septième art et pour te rappeler son importance.
Au cinéma, j’ai souvent l’étrange impression de m’identifier davantage aux personnages masculins qu’aux féminins. Il serait pourtant plus « logique » que je me retrouve dans les héroïnes, mais mes modèles, en grandissant, étaient des hommes. Voilà le constat auquel je suis arrivée. Non parce que ma préférence allait vers eux, mais tout simplement parce que je n’avais pas le choix.
Dans le septième art, et en particulier dans les œuvres qui émanent de grosses sociétés de production, les protagonistes féminines sont en général imaginées dans le but de procurer au héros (un homme, souvent blanc, cis et hétéro) la consistance qu’il « mérite ». Conceptualisées sous le nom de « Smurfette Principle », elles sont le faire-valoir, le sidekick, quand elles ne sont pas de simples objets sexuels. Bien souvent reléguées aux rôles de mères ou de conquêtes, les femmes apparaissent alors à l’écran sans aucune existence propre.
Le remarquer, s’en agacer même, c’est essentiel. En pointant du doigt cet état de fait, on soulève un problème profond, qui a lieu devant et derrière la caméra. Mais en tant que spectatrices et spectateurs, comment évaluer concrètement le manque de place des femmes dans les scénarios, et donc dans les fictions ?
Le test de Bechdel est un instrument qui permet de répondre à cette question. Si une œuvre 1) met en scène au moins deux femmes identifiables, 2) qui parlent ensemble, 3) d’autre chose que d’un homme, alors bingo ! Elle a passé l’épreuve du feu.
Trop simple, me direz-vous ? Pourtant, les fictions recalées sont plus nombreuses qu’on pourrait le penser. En septembre 2016, un tiers des 88 films passés au crible par le site collaboratif Bechdeltest.com n’a pas réussi le test. Un chiffre qui demeure stable au fil des ans. Côté réalisation, les bonnets d’âne sont attribués à feu Stanley Kubrick et à Martin Scorsese, tandis que les filmographies de Jane Campion, Sofia Coppola ou Pedro Almodóvar le réussissent à 100 %.
Ce test a été imaginé en 1985 par l’auteure de bande dessinée américaine Alison Bechdel dans Lesbiennes à suivre. Au détour d’une vignette, l’une des héroïnes de cette saga mettant en scène le quotidien de personnages gays et lesbiens affirme qu’elle ne regardera plus de films ne validant pas les conditions décrites par le test.
Repris durant la décennie 1990 par des médias américains, puis sous forme de « label » par quatre cinémas indépendants suédois, le test de Bechdel est devenu populaire presque à l’insu de son inventrice, qui se dira d’ailleurs assez mitigée quant à l’association de son nom à cet outil. D’autant que ses détractrices et détracteurs lui reprochent son manque de sérieux : il n’est pas infaillible, et il est nécessaire d’approfondir pour réellement évaluer la représentativité des femmes dans les fictions.
Il est certain que d’autres méthodes sont plus récentes et plus précises, mais le test de Bechdel peut malgré tout s’avérer pertinent dans un premier temps.
La preuve par quatre.
1) Parce que le dernier film que vous avez vu au cinéma échoue sans doute
À moins qu’il ne s’agisse du splendide Divines de Houda Benyamina ou du puissant Voir du pays des sœurs Coulin, il y a de fortes probabilités pour que votre dernier coup de cœur cinématographique ne réussisse pas le Bechdel.
De Blood Father, de Jean-François Richet, dans lequel Mel Gibson joue au père sauveur, à Un petit boulot, de Pascal Chaumeil, où Romain Duris ne parle aux femmes que pour les mettre dans son lit, les films de 2016 laissent penser que cette année ne relèvera pas le niveau des précédentes : 37 % d’échec en 2015, 43 % en 2014 (d’après Bechdeltest.com).
2) Parce que derrière la caméra, les femmes sont trop absentes
Eh oui, si tant de films sont recalés au test de Bechdel, le problème vient aussi du fait que les réalisatrices brillent par leur absence. Prenons l’événement le plus prestigieux du septième art : le Festival de Cannes. Si l’édition 2016 a été qualifiée de « féministe » car présidée par la cinéaste néo-zélandaise Jane Campion (dont tous les films, on l’a vu, répondent aux critères du Bechdel), la seule Palme d’or décernée à une femme date de 1993 (tu peux rire nerveusement ou de dépit, c’est autorisé). Femme qui n’était d’ailleurs autre que Jane Campion…
Hollywood ne compte que 9 % de réalisatrices et 13 % de scénaristes femmes pour les 700 plus gros succès financiers. En France, on compte environ 25 % de réalisatrices et 27 % de scénaristes. Pourtant, il a été démontré que 100 % des films écrits par une femme passent le test. Idem côté réalisation et production. Pourquoi ? Parce qu’un créateur ou une créatrice a tendance à créer un monde à son image.
L’absence de femmes derrière la caméra conduit inexorablement à l’absence de femmes dans les fictions, et donc à des problèmes de représentations. Il en va de même pour les minorités.
3) Parce que les arguments des producteurs pour expliquer de si mauvais résultats au test sont tout aussi absurdes que le Bechdel
Tandis que The Guardian définit le test de Bechdel comme une « provocation qui fonctionne », Disney a répondu à celles et ceux qui dénonçaient le manque de jouets à l’effigie de Rey (de Star Wars) dans les magasins de cette façon : « On sait ce qui se vend, aucun garçon ne voudra recevoir de produit avec un personnage féminin. » Un argument qui tombe à l’eau lorsque l’on sait, d’après une étude de FiveThirtyEight, que la présence des femmes au cinéma… fait également vendre.
Les films qui passent le test de Bechdel font – au minimum – gagner autant d’argent que les autres aux nababs de Hollywood. Une étude qui devrait intéresser plus d’un-e misogyne dans l’industrie cinématographique !
4) Parce que les apparences sont parfois trompeuses
Cette année, Captain America: Civil War, d’Anthony et Joe Russo, réussit le test de justesse, de même que X-Men: Apocalypse, de Bryan Singer, alors que Café Society, de Woody Allen, et Jane Got a Gun, de Gavin O’Connor, échouent lamentablement…
Des résultats parfois surprenants, qui montrent les limites du Bechdel : s’il est un premier pas vers une prise de conscience, il n’est pas infaillible et ne prétend d’ailleurs pas l’être. Quant à affirmer, comme Robbie Collin du Telegraph, qu’il « porte préjudice » à l’appréciation des films, n’exagérons rien. Le test de Bechdel n’a jamais voulu évaluer la qualité d’une œuvre.
D’autres outils ont par la suite vu le jour, offrant une analyse plus précise :
- Le Mako Mori Test, né du succès de Pacific Rim, de Guillermo del Toro (2013), prétend aller plus loin en souhaitant qu’au moins une femme suive sa propre trajectoire narrative, qui n’ait pas été créée pour justifier celle d’un personnage masculin.
- Le DuVernay Test a été imaginé pour rendre visible le problème de la diversité raciale.
- Le Vito Russo Test appréhende, à la manière du Bechdel, la diversité LGBTQ dans les films, tout en veillant à ce que les protagonistes ne soient pas réduit-e-s à leur sexualité ou au genre social auquel elles et ils s’identifient.
- Le Disability Bechdel Test, comme son nom l’indique, se concentre sur la représentation du handicap.
Le Narrative Bechdel, lui, propose de passer au crible les scénarios, qui sont finalement l’élément décisif pour déterminer la place occupée par les femmes. Pour le réussir, il doit comporter au moins un personnage féminin dont l’objectif n’est pas lié à celui d’un personnage masculin (à moins que la situation soit réciproque), qui ne peut disparaître sans que l’histoire ne perde complètement son sens.
Toutes ces propositions sont venues compléter le Bechdel. Certaines d’entre elles prônent une discrimination positive dans le processus de création d’un film afin de faire basculer des pourcentages toujours aussi déprimants.
Cette liste est non-exhaustive et ne retire en rien ses lettres de noblesse au Bechdel : simple à appliquer, il a été le premier instrument du genre et représente une entrée en matière amusante, mais cynique, vers la critique du sexisme au cinéma. Il a permis de faire s’interroger une génération (ou en tout cas, une génération de militant-e-s) sur le milieu cinématographique : où sont les femmes ? Comment sont-elles représentées ? Où sont les LGBTQ ? Les handicapé-e-s, les minorités ? Et qui, précisément, produit la culture de masse ?
L’existence même du test permet de mettre en perspective des œuvres que l’on aime, mais qui ne sont pas exemptes de défauts. L’univers glamourisé du septième art est à l’image de notre monde : patriarcal. Il se veut la réplique, la parodie, le fantasme de la société.
Le test de Bechdel, comme ses héritiers, doivent être utilisés intelligemment. Leur rôle est d’encourager les films à se montrer à l’image du monde : pluriel, divers et regardant vers le futur.
Pour aller plus loin :
- Gender bias without borders : An investigation of female characters in popular films across 11 countries, Dr. Stacy L. Smith, Marc Choueiti et Dr. Katherine Pieper, Geena Davis Institute, 2015
- Gender Inequality Plagues Europe’s Film Industry on Comparable Scale With Hollywood (Study), Nick Vivarelli, Variety.com, 2016