On lui connaît quelques grands premiers rôles seulement, et pourtant, Charlotte Rampling fait partie intégrante du paysage cinématographique international. Luchino Visconti (Les Damnés, 1969), Woody Allen (Stardust Memories, 1980), Lars von Trier (Melancholia, 2011)… nombreux-ses sont les réalisateurs et réalisatrices qu’elle a su convaincre par sa présence discrète, et pourtant remarquable. Dans Qui je suis, coécrit avec Christophe Bataille, l’actrice se dévoile au-delà du septième art et laisse entrevoir ce que raconte son silence.
Un entretien sous réserve
« Qui je suis : ni une biographie, ni un chant, ni une trahison, à peine un roman – disons une ballade, comme on fredonne la ballade des temps jadis. » Dès la première page du livre, le ton est donné. Qui je suis est avant tout une conversation intimiste entre Christophe Bataille et Charlotte Rampling, mais également une poétique déclaration d’amour à cette dernière. Leurs voix se confondent, les lieux et les temporalités ne cessent de se mélanger. L’auteur assume la démarche, lui qui se décrit comme « un doux vampire : animal tenace, à quatre mains et deux têtes ». Un écrivain qui « n’invente rien. Ne vole pas. Parle un peu. Écoute. Et prend qui ne se livre pas. »
En se lançant dans ce projet, Christophe Bataille savait qu’il s’attaquait à un travail difficile. Percer, mettre à nu Charlotte Rampling était pour lui un défi. Énigmatique, parfois hautaine, l’actrice ne se livre pas. D’un naturel méfiant, elle semble osciller entre douceur et grande dureté. Comme un chat à demi sauvage, Charlotte Rampling ne se laisse pas facilement approcher et ne s’apprivoise jamais totalement. Une question de tempérament ? Pas seulement. On perçoit également sa difficulté à exister à travers la célébrité :
Je sens votre réserve. Votre timidité méfiante. L’habitude, aussi, cette fatigue d’être dévisagée, désirée, imaginée. […] C’est comme s’il y avait un être enfermé dans votre nom légendaire, note Christophe Bataille.
En vérité, de nombreux aspects de son histoire justifient cette quête identitaire, notamment l’ombre d’un drame familial.
L’irrémédiable absence
Page après page, les photos de famille défilent, et plus l’on en apprend sur la famille Rampling, plus l’on comprend l’incidence de cette dernière sur la comédienne. Charlotte est née Tessa Rampling, à Sturmer, un petit village de l’Essex, en Angleterre. Son père, colonel et ancien champion olympique, est un homme dur qui lui impose un quotidien militaire extrêmement codifié. Sa mère, une grande bourgeoise originaire de Cambridge, la confie très jeune à une nourrice pour pouvoir s’occuper pleinement de sa grande sœur que l’on dit malade – sans jamais nommer le mal qui la ronge.
Enfant, Charlotte déménage sept fois en treize ans. Elle n’a pas le temps de s’attacher aux gens qu’elle rencontre et confie aimer disparaître. Son existence, aussi aisée fut-elle, a été marquée par l’abandon, la discipline familiale et la recherche d’une tendresse trop souvent refusée :
Ma mère me prend dans ses bras, elle m’effleure d’un baiser, et c’est comme s’il n y avait pas de temps, pas de joie durable, pas de chair pour cette enfant qui espère, cherche dans le tissu une douce raison d’être aimée, raconte-t-elle.
Sarah, sa sœur, est l’amour et le drame de sa vie. À demi-mot, Charlotte Rampling confie les difficultés qu’a rencontrées son aînée – qu’elle surnomme sa « grande et petite sœur ». « Vers 3 ans, Sarah a été opérée de son mal, mais elle est restée fragile toute sa vie, comme une fleur pas vraiment faite pour ce monde. » Elles sont inséparables, extrêmement soudées, et trouvent l’une en l’autre l’amour, le réconfort et la stabilité dont elles manquent. On comprend peu à peu que, derrière les lourdes paupières de l’actrice, perdure l’absence irrémédiable de son aînée.
En se suicidant à l’âge de 23 ans, Sarah emporte avec elle le sourire de la famille Rampling. Leur mère, inconsolable, se laisse alors mourir. La comédienne, de son côté, trouve en son métier un moyen de continuer à la faire exister, comme elle l’a expliqué au magazine Elle :
Quand ma soeur est morte, tout a changé. Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer à avoir une vie fun, olé olé, à faire la fête et à tourner dans des comédies. J’ai commencé à me reconvertir et ça m’a emmenée jusqu’à Portier de nuit. J’ai privilégié ce genre de personnages pour accompagner le drame que Sarah avait vécu, le drame que j’avais vécu. Faire l’actrice est devenu une recherche sur la complexité humaine. Si Sarah a fait quelque chose, elle a fait ça. Je lui devais ça.
Voyant sa famille meurtrie, son père l’incite à partir et à ne pas regarder en arrière : « Charlotte, ne reviens pas pour nous », lui dit-il. En l’éloignant, sûrement espérait-il sauver sa seconde fille. Mais si la distance sépare les gens, elle ne sait panser les blessures : « Ma sœur est morte dans la violence. Je vois ma famille sombrer dans le mutisme. J’ai pris la fuite et je suis devenue une étrangère parmi des inconnus. La quête inconsciente du deuil m’a guidée ici. Il m’a fallu de longues traversées du désert avant que je ne verse ma première larme, pour devenir enfin une femme soulagée par une souffrance trop contenue. »
Se faire discrète
Depuis, Charlotte Rampling cherche à disparaître parmi la foule. Sarah, c’était son identité. Comme un fantôme lourd de souvenirs, l’actrice semble errer en quête d’indicible : « Je veux écouter une langue sans comprendre les mots, je veux participer aux rites quotidiens de personnes inconnues qui ne connaîtront jamais les miens. Je cherche une rencontre silencieuse pour trouver les mots justes. »
En refermant le livre, on comprend mieux pourquoi la très secrète Charlotte Rampling fait si peu parler d’elle. On regrette un peu qu’un récit aussi appréciable ait été taché par une polémique moins réjouissante : elle a en effet considéré le #OscarsSoWhite, lancé en réponse à la sélection de la 88e cérémonie des Oscars, comme du « racisme anti-blanc »… Néanmoins, on essaye de garder en tête la complexité qui la caractérise. Derrière ses grands yeux bleus éthérés, on aperçoit la couleur du ciel où Sarah a emporté une partie d’elle-même.
Grasset
30/09/2015
120
Charlotte Rampling, avec Christophe Bataille
15 €
Charlotte Rampling se raconte pourtant avec simplicité, justesse, en un dénuement poétique. Sa jeunesse, passée entre les garnisons britanniques et la France. Son père, vainqueur des jeux Olympiques de Berlin, puis brisé dans son élan. Sa mère, "héroïne d'un roman de Fitzgerald". Sa sœur, Sarah, disparue trop tôt. Avec la complicité de Christophe Bataille, Charlotte Rampling se livre, se cache, mêle les impressions, les souvenirs, les lieux, composant les multiples facettes d'un visage légendaire, inaccessible, familier.