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Lily Cichanowicz est une journaliste et auteure américaine, aujourd’hui installée à Berlin. Diplômée de l’université Cornell en sociologie du développement (avec une spécialisation sur l’étude des inégalités), elle s’exprime aujourd’hui sur Deuxième Page à la suite des élections américaines. Alors que la société essaie de donner du sens au trumpisme, cette tribune a pour but d’offrir des sujets de discussion, afin que nous puissions trouver des moyens d’y résister.

 

Je dois être honnête. Comme beaucoup d’entre nous, j’étais persuadée qu’Hillary Clinton serait élue. Quelques jours avant l’élection, j’avais d’ailleurs écrit un article de mise en garde, assez critique, destiné à celles et ceux qui font front avec la gauche, et concernant ce qu’elles et ils devraient faire après sa victoire. J’avais travaillé les derniers détails, afin que le papier final soit équilibré et pertinent pour une publication peu de temps après les résultats. Mais maintenant que quelques jours ont passé, je reconnais à quel point j’ai pu être moi-même en dehors des réalités sociales de mon pays. Moi aussi, comme Clinton et le Comité national démocrate, j’ai présupposé que l’establishment arriverait à ses fins, d’une manière ou d’une autre. J’étais loin de me douter du nombre de gens qui allaient finalement voter pour Trump, même dans ma propre famille.

Il y a beaucoup à dire, maintenant que les gens comprennent ce qu’il se passe. Mais j’aimerais leur rappeler quelques petites choses à propos de l’État américain et des nombreuses formes que peut prendre la bigoterie. Parce que lorsque la poussière retombera, j’espère sincèrement que nous pourrons sortir de tout cela avec une véritable réflexion. Les commentaires ci-dessous ne sont pas exhaustifs. Ce sont simplement des sujets de discussion qu’il me fallait ajouter au champ de la réflexion.

 

Au sujet des supportrices et supporters de Trump

Les répercussions du néolibéralisme

Bien que pris-e-s dans un tourbillon de peur et de chagrin très réel-le-s, que ressentent beaucoup d’entre nous, il faudra tôt ou tard commencer un travail désagréable : donner du sens aux statistiques et aux motivations de celles et ceux qui ont voté pour Trump.

L’Amérique blanche et pauvre a souffert des politiques néolibérales soutenues par les administrations du style de celle de Clinton dans le passé. Il est facile d’écarter ces gens, de les cantonner à un groupe de péquenauds rétrogrades, mais beaucoup d’entre eux sont désespérés et souffrent. Comme en Europe, l’austérité a un lien de causalité avec la montée du populisme de droite et du nationalisme blanc. Les riches continuent de s’enrichir, et les pauvres de s’appauvrir. Et cela en grande partie à cause du gouvernement, qui fait davantage cas des entreprises privées que du peuple. Naomi Klein l’exprime d’ailleurs parfaitement dans son article pour The Guardian : « Le succès est une fête à laquelle ils (les gens, ndlr) n’étaient pas invités. Ils savent au plus profond d’eux-mêmes que cette richesse et ce pouvoir grandissants sont, d’une manière ou d’une autre, directement liés à l’augmentation de leurs dettes et à celle de leur impuissance. » Les effets du classisme se sont ainsi manifestés sous la forme d’un extrémisme de droite et, plus récemment aux États-Unis, à travers la bigoterie.

La gauche doit reconnaître ces gens. Même si nous ne pouvons réduire les électrices et électeurs de Trump à cette Amérique blanche et pauvre, la gauche ne doit pas l’écarter de son combat pour la justice sociale. Nous avons besoin d’avoir plus de compassion envers celles et ceux qui sont affecté-e-s par le classisme. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’on doit cautionner la bigoterie ou diminuer notre solidarité envers les groupes de personnes visés par Trump et sa future administration.

 

Mettre en lumière la véritable nature du racisme et de la bigoterie

Afin de comprendre les nombreuses formes que peut prendre le racisme aux États-Unis, il me semble également indispensable d’ébranler le mythe selon lequel il n’y aurait que les rednecks proverbiaux, sans éducation, vivant dans des parcs pour caravanes dans le Sud profond de l’Amérique, qui auraient voté pour Trump. Il est facile pour les libéraux de mettre ses supportrices et supporters dans le même sac, alors qu’en réalité nos parents, nos collègues, nos connaissances peuvent aussi l’être. Et, que nous le sachions ou non, pour beaucoup d’entre nous, nos ami-e-s. Au vu de l’état actuel des choses, il peut sembler plus simple d’affronter tout cela en refusant d’explorer les motivations qui se cachent derrière ce soutien. Mais pour celles et ceux qui veulent être des allié-e-s, il y a un véritable travail à faire pour être en prise directe avec la réalité de la profonde bigoterie logée au cœur de la société américaine. Même si je mise sur le fait que la plupart des gens qui soutiennent Trump le font par peur des répercussions des politiques néolibérales – comme celles généralement proposées par le clintonisme –, le racisme caché, mais bien installé, qui existe chez des millions d’Américains est remonté à la surface.

Selon moi, il est important de comprendre que – et je vais emprunter cette opinion aux supportrices et supporters de Trump – beaucoup ont voté pour lui, non pas à cause de ses positions de bigot et de ses horribles méfaits, mais malgré ceux-ci. C’est une distinction capitale. Cela reflète d’ailleurs bien la nature du racisme et de l’intolérance présent-e-s aux États-Unis ces dernières décennies.

La complaisance blanche a toujours été l’un des piliers principaux du racisme aux États-Unis. Depuis le mouvement des droits civiques, l’écrasante majorité des personnes blanches pensait que nous vivions dans une société post-raciale, ne voyant plus les couleurs. Il y a longtemps eu l’illusion dominante qu’un-e raciste – le genre que l’on peut commodément associer à la persona d’un supporter ou d’une supportrice stéréotypé-e de Trump – est facile à repérer. Pourtant, et c’est bien plus insidieux, tou-te-s celles et ceux qui ont voté pour Trump ne sont pas en train de dépoussiérer leurs drapeaux confédérés, de se prendre en selfie avec une blackface, ou de comploter ou commettre des crimes haineux.

Dans le cas de la percée de Trump, on peut parler d’une forme de racisme insidieux quand les électrices et électeurs décident de choisir un candidat qui prétend offrir le nationalisme blanc et de vagues politiques anti-establishment comme un antidote à des politiques néolibérales relevant de l’exploitation. Les Américain-e-s blanc-he-s – même celles et ceux qui ne se considèrent pas racistes – étaient prêt-e-s à ignorer ces choses-là, tout en maintenant ne pas participer au racisme puisqu’elles et ils ne votaient pas ouvertement pour Trump pour sa bigoterie. Mais finalement, ses électrices et électeurs ont bel et bien facilité la persistance de celle-ci, sans pour autant reconnaître ce fait.

Pourtant, il n’y a aucun doute que le rôle de complice joué par les électrices et électeurs soi-disant non-racistes de Trump a légitimé la tribune de ce dernier, exposant une bigoterie en tout genre, qui inclut le racisme, la xénophobie, le sexisme, l’homophobie, le capacitisme, l’islamophobie – et cette liste n’est pas exhaustive. À leur tour, les personnes animées par ces intolérances se sont arrogé le droit d’agir d’une manière terrifiante, et ce avec une ampleur sans précédent. Nous avons déjà vu comment ces choses ont commencé à se manifester – de l’immolation de drapeaux arc-en-ciel à la dégradation de la voie publique avec des croix gammées, en passant par le harcèlement de personnes musulmanes, et la résurgence du KKK ou d’autres groupes haineux.

Voilà ce que tout cela nous dit du racisme aux États-Unis : il est en grande partie facilité par la complicité, le déni des personnes blanches et la mise en avant générale de leurs intérêts et visions, par rapport aux besoins et à l’identité réelle d’autres groupes de gens. N’est-ce pas là encore une forme fondamentale de suprématie blanche ? Le fait que des individu-e-s puissent voter pour un nationaliste blanc sur la simple promesse de quelque chose de différent, ou bien parce qu’ils et elles se considèrent comme des membres du parti républicain, est tout aussi problématique.

Le nationalisme blanc n’existe pas seulement dans les actions visibles, les insultes, les crimes de haines. Il existe dans le rejet, le silence et la capacité à détourner le regard de la part de tou-te-s. Il est indispensable que nous commencions à réaliser que ces formes de violences sont tout aussi dangereuses.

 

Aux libéraux et supporters-trices de Clinton

Ne soyez pas naïfs et naïves à son sujet

Libéraux, démocrates, gauchistes, quoi que vous soyez, en plus de chercher à comprendre les motivations qui rassemblent les supporters et supportrices de Trump, il y a des choses concernant notre camp au sujet desquelles nous nous devons d’être critiques, si nous voulons faire évoluer les choses. Clinton a perdu, et nous ne devons pas tomber dans le piège de croire qu’en cas de victoire, nous aurions alors vu la vie en rose.

En toute honnêteté, je pense effectivement qu’avec Hillary Clinton, nous aurions pu nous attendre à peu près aux politiques habituelles. En comparant avec le futur totalement inconnu et angoissant qui nous attend, il est vrai que cette idée peut paraître assez séduisante, et il n’y a aucun doute sur le fait que la nouvelle ère raciste que nous venons probablement d’engendrer n’aurait pas eu lieu. Mais au point où nous en sommes, nous n’avons d’autre choix que d’affronter les conséquences. Cependant, ce serait une erreur de notre part de sortir de cette campagne sans critiquer les politiques de l’establishment, et de faussement les affirmer comme antithétiques au trumpisme.

Pour les personnes noires qui sont confrontées à la violence policière, les habitant-e-s de Flint qui n’ont toujours pas d’eau potable, celles et ceux du Moyen-Orient et de la Libye, les individu-e-s vivant à Standing Rock ou dans d’autres réserves indiennes, et même les populations blanches et pauvres qui ont souffert du néolibéralisme et du capitalisme postindustriel, offrir « à peu près les politiques habituelles » est tout simplement inacceptable.

La raison pour laquelle ces sujets n’auraient pas été pris en compte en priorité est que la personne qui réside à la Maison-Blanche n’est pas la sauveuse ou le sauveur du peuple, et ne l’a jamais été. Il est important de clarifier ce point. Après tout, le statu quo dans un État fondamentalement capitaliste repose sur une politique étrangère néolibéraliste et impérialiste, plaçant les intérêts des sociétés avant ceux des individu-e-s. Cela aboutit inévitablement au fait de ne plus aborder les problèmes les plus urgents et controversés, simplement par peur de nuire aux intérêts commerciaux. Par conséquent, les politiques de l’establishment ne mettront jamais fin à l’incarcération disproportionnée des Noir-e-s, au racisme institutionnel, à la violence policière, à l’occupation étrangère et aux tactiques de changements des régimes, à l’effacement des cartes de la Palestine, la dégradation de l’environnement, la destruction des terres autochtones, au manque d’accès à l’eau potable, à l’aide sociale et à l’éducation… – et la liste continue.

Avant de se préoccuper de la véritable liberté du peuple et de la pleine égalité entre les citoyen-ne-s, l’État américain a toujours servi son propre agenda économique avant tout. Et ce depuis sa fondation sur les terres des premières nations et son ascension vers la prospérité, faite sur le dos des esclaves noir-e-s. Alors que la droite maintient son soutien public pour le statu quo en nourrissant la bigoterie de la population, les méfaits des politiques démocratiques de l’establishment sont déguisés sous une bonne rhétorique et un occasionnel coup de pouce apaisant vers le progrès social.

Si Clinton avait gagné, la plupart des libéraux de gauche ou démocrates auraient pu être bercé-e-s par l’idéologie progressiste et s’inoculer cette sorte d’exemplarité américaine, en fermant les yeux sur les atrocités que nous commettons à l’étranger, en laissant une fois de plus la lutte aux activistes et aux gens qui ne peuvent tout simplement pas renier leur identité. Désormais, nous n’avons même plus la possibilité de nous cacher derrière cette mascarade du « post-racisme » que nous avons cru expérimenter durant l’administration Obama, alors que tant de personnes connaissent la violence policière et la brutalité encore aujourd’hui.

Nous n’aurions pas pu mettre en veille nos revendications civiques après l’accession d’Hillary Clinton au bureau ovale simplement parce que nous aurions eu une femme présidente se disant progressiste, et alors même que tant d’injustices auraient continué à passer sous le radar de la conscience du grand public. Tandis que Clinton incarnait la façon dont les politiques de l’establishment répondent aux agendas néolibéraux des dirigeant-e-s d’entreprises, Donald Trump, lui, personnifie le pire de cette élite, jusqu’à la mécanisation de l’intolérance sociale comme moyen de soumettre le public à sa volonté. Son élection en tant que leader de notre nation met clairement en lumière, et légitime, les aspects inquiétants qui sont au cœur de notre pays.

À l’heure actuelle, la réalité des mécanismes employés par chacun des deux partis politiques est révélée, avec l’échec de Clinton pour accéder à la présidence et le succès de Trump, qui a mené une campagne basée sur la bigoterie. Au lieu de fantasmer ce qu’aurait pu être la présidence de Clinton, nous avons la possibilité de rester éveillé-e-s, de faire face aux structures d’injustice inhérentes à l’État américain, et de lutter activement contre la bigoterie utilisée pour les maintenir.

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À tous les gens qui sont inquiets de ce qu’ils voient triompher de manière décomplexée et à la vue de tou-te-s, je dis : restez attentifs-ves. Restez vigilant-e-s face à chaque décision que prendra cette administration aux allures fascistes. Avec un président comme Trump, la vérité est mise à nue, mais n’oublions pas que la plupart de ses piliers étaient en fait déjà là depuis le début. Nous ne pouvons passer outre la bigoterie qu’il promeut, en particulier parce que celle-ci deviendra de plus en plus manifeste et pénible dans les années à venir. C’est une obligation morale pour chacun-e d’entre nous. L’état actuel des choses nécessite notre attention. Pour citer encore une fois Klein, « les réponses néo-fascistes à l’insécurité et aux inégalités endémiques ne vont pas disparaître. Mais s’il y a une chose que les années 1930 nous ont apprise, c’est que lutter contre le fascisme nécessite une vraie gauche. Une bonne partie des gens qui soutiennent Trump pourraient le lâcher s’il y avait un véritable programme de redistribution sur la table ».

Aujourd’hui plus que jamais, il est évident qu’il nous faut – nous, les blanc-he-s – nous battre aux côtés des minorités, même si en réalité, cela a toujours été le cas. Nous devons nous soucier de Standing Rock, des violences policières, des expulsions, des conséquences de la guerre contre la drogue sur les minorités, et des crimes de guerre que nous commettons à l’étranger. C’est à nous de déconstruire nos propres intolérances, celles que nous avons intériorisées. C’est à nous de soutenir les membres de la communauté LGBTQIA dans leur combat.

Si vous êtes préoccupé-e-s par les résultats de cette élection et que vous êtes dans une position privilégiée, ne vous limitez pas à ramper dans votre lit, les couvertures remontées jusqu’au nez, comme j’ai pu le voir sur des mèmes. Ne vous isolez pas, en attendant que ça passe. La situation est grave, puisque les moyens des activistes pour s’organiser seront réduits sous l’administration Trump. Aux personnes blanches que je connais, qui ne font pas face à une menace directe pour l’instant, il est temps que nous sortions du banc de touche et que nous nous ajoutions à la masse de celles et ceux qui se battent pour leurs droits et leur vie. Il est désormais impératif de faire preuve de solidarité.

Voici venu le temps pour celles et ceux qui se sont engagé-e-s en tant qu’allié-e-s de s’impliquer, discuter, de s’unir, s’organiser et se battre pour celles et ceux qu’ils aiment, mais aussi pour ces parfait-e-s étrangers et étrangères qui sont concerné-e-s. Comme Angela Davis l’écrivait : « La liberté est une lutte constante », et elle a toujours été laissée aux mains du peuple. Plus que jamais, il est important que nous nous mobilisions.

Lily Cichanowicz