Paris, le 31 août 2015. Thomas, jeune cadre ambitieux, vient d’obtenir la promotion qu’il attendait. Il n’aura pas le temps de savourer sa victoire : Sophie, sa compagne, a disparu. Alors qu’il part à sa recherche, il croise le chemin d’un enfant. Première partie.
« L’enfance est ce que le monde abandonne pour continuer d’être monde. »
Christian Bobin
Prologue
Paris, le 31 août 2015
C’était donc à ça que ça ressemblait Paris. Soheil avait déjà vu Paris à la télé auparavant. C’était chez Larbi, l’épicier de Sidi Moumen, où il s’offrait un yaourt contre quelques dirhams mendiés à la sortie de la grande mosquée le vendredi. Soheil traînait toujours un peu dans son échoppe, surtout quand les pubs passaient. La vie est toujours belle dans les pubs. Les maisons sont grandes, propres et lumineuses, la table est pleine, et les mamans ont toujours le sourire.
Il n’avait pas 7 ans, mais savait déjà que tout ça, c’était rien que des bobards.
1
« Merci encore pour le dîner, Pierre. Et pour le reste… » L’ascenseur arrivait enfin au dernier étage de l’immeuble haussmannien de l’avenue Mozart, j’allais bientôt être délivré de ces échanges de banalités sur le palier. Il était près de minuit.
« Et n’oublie pas de dire à Jeanne que son osso bucco était délicieux. » Je serrais une dernière fois la main de mon boss, alors que j’avais déjà un pied dans la cabine.
« Ça m’a fait plaisir, Thomas. Et encore toutes mes félicitations : tout ça, tu ne le dois qu’à toi et à ton boulot ! »
Il venait de m’annoncer ce que j’attendais depuis deux ans et qu’il rendrait officiel dès le lendemain : j’étais nommé directeur du service Qualité de Parkers & Sons. Malgré ce qu’il se sentait obligé de me dire, Pierre était convaincu de m’avoir « fait » et aimait l’idée que je lui serai désormais redevable. Mon travail sur le dernier antidépresseur de P&S nous avait permis de reprendre la place de leader mondial de l’industrie pharmaceutique. Je m’amusais de devoir mon ascension au désenchantement de mes contemporains.
J’avais hâte de rejoindre Sophie pour lui apprendre ma promotion, comme on annonce à sa mère qu’on a été le premier de la classe au contrôle de maths. Ma voiture m’attendait sur l’avenue. Ou plutôt la voiture de Parkers & Sons. Mon Alfa Romeo Giulietta était la seule voiture de fonction blanche de toute la firme, quand tous mes collègues avaient opté pour un noir autoritaire. Un caprice de gosse. Ma seule fantaisie.
L’horloge de l’autoradio annonçait 00h03.
Les dernières attaques en Syrie et son lot de réfugiés qui affluaient sur les îles grecques, la chute de la bourse chinoise, la défaite du PSG… la journaliste enchaînait les mauvaises nouvelles sur le même ton, indifférente autant que moi aux malheurs du monde.
« Et maintenant, la météo avec cette alerte aux orages sur une majeure partie de la France. » Je m’engageais sur le périph. Plus que vingt minutes et je rejoindrai Sophie dans notre lit. Elle dormait à cette heure-ci. Elle ne veillait jamais après minuit, surtout une veille d’école. Elle voulait être en forme pour sa rentrée. Pour la première fois, elle avait obtenu une classe de CP. Elle avait esquivé le dîner chez Pierre en prétextant des cours à finir. Elle avait menti, je le savais ; elle avait passé l’été à tout préparer. Je ne lui en voulais même pas : rien de plus inintéressant pour une littéraire que les dîners professionnels. On n’y parlait que de business, de KPI et de petites luttes de pouvoir entre cadres. Jamais de littérature, ni d’art. À peine de politique, ou seulement pour se plaindre du « manque d’efficacité et de courage » des réformes économiques.
Arrivé à porte Maillot, je m’allumais une deuxième cigarette et filais vers Neuilly, fenêtres ouvertes. J’avais promis à Sophie d’arrêter. Promesse que je n’avais au fond aucune envie de tenir. J’aimais fumer, j’aimais cette dépendance, ces gestes d’assurance auxquels on s’attache à l’adolescence, et même, plus inavouable, l’odeur du tabac froid qu’elle détestait.
Les rues étaient désertes. Je me surpris à fredonner Requiem pour un con, qui passait à la radio. L’entrée dans le parking de la résidence interrompit mon duo avec Gainsbourg.
J’étais impatient de me glisser enfin dans les draps, et tiraillé entre l’envie de la tirer de son sommeil pour fêter ma promotion, synonyme d’augmentation, de vacances plus loin et plus chères, et de déménagement – dans l’appartement plus grand dont elle rêvait « avec une terrasse pour mettre une petite table et quelques fleurs » –, et le plaisir égoïste de la regarder dormir.
J’entrais délicatement la clé dans la serrure, veillais à ne pas claquer la porte, retirais mes chaussures en silence. C’est en accrochant ma veste que je compris que quelque chose clochait.
Son manteau. Il n’était pas là. Mon œil balaya l’entrée et tout ce qui m’entourait. Plus de sandales, ni de chapeau. Plus d’escarpins, ni de bottines. Même son cartable avait disparu.
Je me précipitais dans la chambre, les mains déjà moites. Vide. Le dressing allait s’écrouler, comme déséquilibré, vidé de moitié. À moins que ce ne fût moi. J’ouvrais et fermais un à un les tiroirs de la commode près du lit. Débarrassés de la lingerie de Sophie. Mon portable, vite. L’appeler. Pendant que le numéro se composait, je revenais sur mes pas vers le dressing, pour vérifier que je n’avais pas rêvé. Messagerie. Je restais immobile, le souffle coupé m’empêchait de laisser un message audible. Un SMS, c’était plus efficace. « Appelle-moi. » À peine était-il envoyé que j’en regrettais déjà le ton. Mais putain ! Où pouvait-elle être ? Pourquoi partir ce soir ? Qu’est-ce qu’elle s’était imaginée ? Que je la trompais ? Je ne suis pas très démonstratif, mais je l’aime je crois.
Je n’avais toujours pas déposé les clés de la voiture dans le vide-poche. Je m’y accrochais. Comme si c’étaient elles qui me maintenaient debout.
Sophie ne pouvait pas être bien loin. Hélène, sa meilleure amie, vivait dans le 16e arrondissement de Paris, rue de Longchamp. Elle devait s’être réfugiée chez elle. Pour réfléchir. Me faire réfléchir. Mais à quoi ?
En moins de deux minutes, j’avais remis mes chaussures, enfilé ma veste et je courais jusqu’à ma voiture dans le parking. Je devais la retrouver. Lui parler, la rassurer. La rentrée avait dû la stresser, à tous les coups. J’appelais Hélène pendant que je mettais le contact. « Bonjour, vous êtes bien sur la boîte vocale… » Inutile de laisser un message. Pour dire quoi ?
00h20. La musique démarra en même temps que la voiture. Je poussais le volume à fond. « Don’t you know that you’re toxic… »
2
Il avait les vitrines pour lui tout seul. Soheil était fasciné par ces « boutiques de voitures ». Les mêmes que les taxis couleur crème qu’il voyait à Casa déposer les commerçants et les voyageurs venus de la campagne. Mercedes, il connaissait, bien sûr, mais il n’en avait jamais vu autant et d’aussi neuves. Derrière la vitrine, il observait les chromes et les logos. Et les pneus. Ils étaient si propres qu’on aurait dit des jouets.
Il oubliait même qu’il faisait froid, à cause de la pluie. Il profitait du spectacle et se mit à rêver : lui aussi, quand il serait grand, il conduirait une caisse comme celle-là. Un jour. Dans longtemps.
Le bruit de pneus roulant dans les flaques interrompit ses rêveries. De l’autre côté du boulevard, une Italienne venait de se garer. Blanche. Une Alfa Romeo : il avait vu la pub à la télé aussi.
À suivre.
Image de une : Paris. © DR