Brillante, drôle et mordante, la série Fleabag de Phoebe Waller-Bridge a débarqué sans avertissement. Adaptée d’un one-woman-show éponyme, la production Amazon nous offre une antihéroïne sans limites et touchante, à laquelle chacun-e peut s’identifier. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si elle s’adresse constamment à nous, spectatrices et spectateurs, comme pour y chercher une appréciation, un soutien à ses déboires. Les séries télévisées laissent enfin leur place aux femmes, aux créatrices, et il est temps de parler de celles qui façonnent le monde culturel de demain.

 

[Cet article contient des spoilers.]

Dès les premières minutes de Fleabag, les mots de Sylvia Plath dans La Cloche de détresse nous reviennent en tête : « Le silence me déprimait. Ce n’était pas le silence du silence. C’était mon propre silence. Je savais pertinemment que les voitures faisaient du bruit, que les gens à l’intérieur des voitures et derrière les fenêtres éclairées faisaient tous du bruit, que le fleuve aussi faisait du bruit, mais je ne pouvais rien entendre. La ville était accrochée à ma fenêtre comme une photo géante, brillante et clignotante, mais pour ce que j’en avais à faire, elle aurait tout aussi bien pu ne pas exister. »

Dans sa nouvelle série, l’Anglaise Phoebe Waller-Bridge explore le quotidien d’une trentenaire vivant à Londres. Les plans de la réalisatrice sont transportés par des créatures humaines essayant avec ardeur de donner du sens au déroulement d’une journée. C’est un édicule à l’humour noir, l’absurde, la rage et le désespoir, entre rire et chaos. Alors que l’on est témoins de l’insipidité de la vie d’une jeune femme découragée, mais pas morose, celle-ci se met soudainement à nous parler, en nous regardant dans les yeux.

 

La tragicomédie féministe a trouvé son autrice

L’(anti)héroïne, dont on ne sait jamais le vrai nom mais qui se trouve être la « Fleabag » du titre, nous emmène avec elle. On suit ses errances au plus près, découvrant peu à peu l’histoire qui l’a amenée jusqu’à nous. Les autres personnages sont un effondrement existentiel perpétuel : père démissionnaire, belle-mère passive-agressive, sœur psychorigide, meilleure amie décédée… Elle navigue en eaux troubles avec la grâce et la beauté de Faye Dunaway dans Chinatown (1974).

Grâce au jeu avec la caméra, Phoebe Waller-Bridge nous interroge dans ses moments les plus intimes, mime nos réactions et surtout omet des étapes afin d’accentuer l’effet de révélation lors des derniers instants de la série. Elle nous cache des choses comme elle se cache des choses à elle-même. Pourtant, de ce jeu de dupes nait la complicité avec le public, directement établie par la rupture du quatrième mur, exécutée comme un gimmick fallacieux. Quand bien même nous éloigne-t-elle du réalisme, elle nous rapproche paradoxalement d’une délicate vérité.

Fleabag est une série féministe avec un discours assumé, mais sa protagoniste, elle, remet tout en cause. Elle met le nez dans les absurdités de l’existence, une distance entre pensée et réalité, s’amuse de ce décalage par des renversements cyniques. Chaque minute qui s’écoule ajoute une nouvelle couche de complexité à cette comédie teintée de tragédie (ou est-ce l’inverse ?). Ses propres contradictions sont d’ailleurs contagieuses. Elle joue l’équilibriste entre ses idéaux et les péripéties de son quotidien. La peur d’être une mauvaise féministe la ronge : « I have a horrible feeling that I’m a greedy perverted, selfish, apathetic, cynical, depraved, morally bankrupt woman, who can’t even call herself a feminist. »1 Voilà une bonne idée de slogan pour un t-shirt.

Cette altérité se manifeste aussi par la sexualité de l’héroïne, présentée sans fioritures, parfois épanouissante, parfois toxique. Il y a chez elle une sorte de bataille morale interne, qui ne concerne pas sa propre volonté – elle plaide fièrement ses envies charnelles à tous les juges officieux des bonnes mœurs –, mais le tabou qui entoure le sujet socialement. On la retrouve souvent dans de tristes tableaux filmés de coïts désabusés, en train de commenter ses ébats. C’est décapant et pathétique à la fois. Mais ses partenaires sexuels n’interfèrent pas avec son épanouissement personnel. Elle connaît son corps, sans honte, et n’a pas peur de ses désirs (ce qui nous offre une scène inédite de masturbation devant un discours d’Obama) :

I’m not obsessed with sex, I just can’t stop thinking about it. The performance of it. The awkwardness of it. The drama of it. The moment you realise someone wants your body. Not so much the feeling of it.2

Fleabag se présente en marge, seule au milieu d’une foule d’individus. C’est ce silence intérieur qu’évoque Sylvia Plath, celui que l’on ne contrôle pas. Qui nous ronge : « You don’t have to be alone to be lonely »3 , rétorque l’Anglaise aux injonctions sociales.

Fleabag, saison 1 © Amazon Studios

« J’ai juste envie de pleurer, tout le temps », Fleabag, saison 1 (2016). © Amazon Studios

Dans son regard siège l’amertume de celles et ceux qui ont compris trop tôt l’absurdité d’un théâtre à échelle humaine. La solitude est un tout. Autour de la trentenaire, la vie s’échappe en tous sens, sans qu’elle n’arrive à en capter l’odeur. Elle peint le monde fatigué d’une jeunesse trop consciente d’elle-même.

 

La prison des codes sociaux

Le fait que Fleabag soit sexuellement libérée ne l’empêche pas de questionner ses propres choix. Le fait qu’elle soit indépendante ne l’empêche pas d’apporter de l’importance au jugement des autres. Et le fait qu’elle soit impertinente ne l’empêche pas d’être sensible. Malgré sa quête permanente de validation d’autrui, elle mène sa vie comme elle l’entend. Elle vole, provoque, et brocarde joyeusement ces dynamiques parfois bizarres qui guident les interactions sociales, jusqu’à créer une aura d’absurdité. Elle est la metteuse en scène de ce qui se déroule sous nos yeux, décisionnaire de nos émotions, souveraine absolue dans cette histoire à trous.

Dans une société normée, elle confronte son entourage à la violence du souvenir, à la douleur du deuil, à la crudité et au pathétique de la sexualité, aux erreurs, paradoxes et besoins, mais surtout à la fureur qui meut son existence. Elle s’excuse de sa colère par réflexe – comme la société l’enseigne si bien aux femmes –, sans parvenir à la réprimer.

Fleabag

Ses relations sont chaotiques, comme avec sa sœur Claire, présentée comme irréprochable, guindée, mais finalement pas loin du burn-out et sacrifiant ses rêves pour un mari alcoolique et négligent. C’est le cas aussi avec sa meilleure amie Boo, qui, en voulant attirer l’attention de son ex en faisant mine de se tuer, meurt vraiment dans le procédé. Les épisodes nous montrent via des flash-back leur amitié fusionnelle, dans laquelle Fleabag trouvait l’apaisement qu’elle n’a plus aujourd’hui. Nous incarnons ses nouveaux et nouvelles confident-e-s, invisibles.

C’est d’ailleurs cette confidence sans tabou qui manque à son bonheur. Cette bulle qui lui permet d’exister pleinement en dehors de la vie publique. Le refuge de la sororité. Quand autorise-t-on les femmes à vivre librement, affranchies des conventions sociales ? Où peuvent-elles échapper aux doléances permanentes ? Pour certaines, elles se condamnent entre elles à cause des préjugés des autres. On leur apprend à se détester, à se méfier, jusqu’à biaiser leurs interactions. Comme entre Fleabag et sa sœur, qui refusent de se dévoiler l’une l’autre, de partager leur deuil. Enfermées qu’elles sont dans des mécaniques périmées et pourtant incontrôlables.

 

L’antihéroïne, un personnage mal aimé

De Hermione Granger à Sula Peace, les figures complexes féminines peuplent la littérature écrite par les femmes. Mais, en dépit de quelques exceptions, passées entre les mains de créatifs masculins, les antihéroïnes sont généralement diabolisées ou simplifiées. Et au cinéma, c’est devenu une habitude. Quand elles ne sont pas détestées, il n’y en a tout simplement pas.

Néanmoins, ces dernières années, les séries (telles Penny DreadfulInsecure, Orphan Black, Girls ou encore American Horror Story) semblent particulièrement s’intéresser aux antihéroïnes, lesquelles sont par essence des entités fouillées et donc difficiles à écrire. Elles offrent une palette de couleurs très large aux auteurs-rices qui, en proposant des alternatives aux clichés, permettent un questionnement sur la représentation des personnages féminins en général. Mais c’est un fait : les plus réussis sont écrits par des femmes. Fleabag en est la preuve.

La touche littéraire qui colore Fleabag en fait donc un personnage singulier dans la fiction télévisée. Contrairement à leurs pendants masculins, les rôles féminins prennent souvent des allures caricaturales et réductrices. La badass hyper sexualisée, la matriarche, la vieille à chats, la sorcière, la femme au foyer parfaite en tout point, la Mary-Sue, la demoiselle en détresse, la final girl, l’ingénue… sont autant de tropes nourris de stéréotypes polluant la fiction à 99 % du temps (laissons-leur 1 % de chance de s’épanouir au-delà de cette coquille vide pour certaines œuvres – espoir, ô doux espoir). Il faut ainsi les déconstruire :

True happiness for everyone is in these nuances and everyone has these little contradictions and juxtapositions within themselves. Happiness lies within digging beneath those stereotypes. That’s what we really love doing: is building the depth in the characters you think you understand because they set a certain type or trope4, explique Rachel Bloom, créatrice, scénariste et actrice du show Crazy Ex-Girlfriend, mettant en scène l’une des antihéroïnes les plus réussies du siècle. 

crazy ex

Malgré cela, soignez ledit personnage de cette gangrène scénaristique, et subissez alors le courroux du double standard.

 

Le double standard, c’est aussi dans la fiction

Le potentiel sympathie d’un personnage fait-il de lui une entité plausible ? Nos modèles culturels doivent-ils être inévitablement canonisés ? Et est-ce que cela concerne tous les protagonistes ? Une femme qui n’est pas parfaite est exécrable, alors qu’un homme troublé, qui a des désirs de vengeance, est un héros complexe et fascinant, toujours adoré (preuve en sont les 20 exemples auxquels tu penses). L’écrivaine américaine Claire Messud l’explique très bien, le rôle d’un-e auteur-rice n’est pas de rendre un personnage aimable : « The relevant question isn’t “is this a potential friend for me?” but “is this character alive?”»5

La question n’est donc pas tant de savoir si Fleabag est sympathique. Elle est imparfaite, désespérée, euphorique, dépressive, irrévérencieuse, provocante, grossière, impertinente, réservée, sensible, drôle, féminine, introvertie, grande-gueule, narcissique, empathique… Elle est tout cela à la fois. Pourquoi la réduire à sa capacité à être appréciée (ou non) ? Elle lutte contre elle-même et les gens, incarne le désenchantement et la colère, brave le jugement permanent d’une société qui la définit a priori. Elle confronte le double standard. Elle est une femme.

Cette discussion sur le fait d’apprécier un personnage, insinuant qu’on devrait l’aimer pour s’y attacher, est d’ailleurs incomplète. On saute une étape, et elle est importante. Le double standard qui détermine notre façon de percevoir les protagonistes féminines dans les œuvres fictionnelles ne peut être ignoré : elles supportent les mêmes préjugés que l’on associe aux femmes et les attentes d’autrui sur ce qu’être une femme signifie.

Dans l’épisode 4, Claire et Fleabag se rendent dans une retraite silencieuse pour femmes, qui consiste essentiellement à payer pour se taire et faire des tâches ménagères. À côté, un séjour équivalent a lieu pour apprendre à être un « good man ». L’un des ateliers proposés aux hommes consiste à hurler ce qu’ils diraient normalement à une femme, dans le but d’extérioriser leurs sentiments. Une allégorie de la société où, pour ainsi dire, quand une femme se tait, un homme hausse la voix. La retraite silencieuse des sœurs est ainsi ponctuée par l’imprécation d’un misogyne hurlant : « Salope» Un petit rappel tristement drolatique du rôle de chacun-e en ce monde moderne et fabuleux…

Fleabag, saison 1 © Amazon Studios

Fleabag, saison 1 (2016). © Amazon Studios

D’où l’importance de la représentation et de l’authenticité. De la complexité de celles et ceux que l’on retrouve sur nos écrans. À force de voir des rôles féminins écrits par des hommes, gorgés de stéréotypes, sans profondeur ni subtilité, la figuration que l’on se fait des femmes se résume aux clichés qu’on leur accole.

La culture fait écho à la société, qui fait écho à la culture, qui fait écho à la société, et ainsi de suite. Ce qui est dramatique, car la responsabilité de la perpétuation des clichés est loin d’être innocente. Elle est le fait de ceux qui sont à la tête des financements, et cela est surtout vrai pour Hollywood : des hommes pour la plupart blancs, âgés, qui ont entre leurs mains la production culturelle proposée au grand public.

À trop représenter les femmes comme des personnifications de l’irréprochabilité ou, au contraire, comme des manifestations totales du mal, on en oublierait presque l’entre-deux. C’est bien l’éternelle rengaine, réchauffée, de la vierge et de la putain que l’on nous ressert. Et qui se fait exploser par les showrunneuses outre-Manche et outre-Atlantique.

 

Le renouveau des séries télévisées

Les séries constituent en effet une opportunité non négligeable pour les femmes de s’exprimer. Elles prennent possession du trône de fer et n’ont que faire des mécontent-e-s. On peut déjà compter sur des plates-formes comme Netflix, Amazon ou Hulu pour laisser la place à plus de femmes. Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, Murder…), reine des networks aux USA depuis une dizaine d’années, a prouvé que le petit écran était un espace d’expression privilégié pour les femmes. Il y a fort à parier que les sociétés de production comprennent finalement l’intérêt financier qui s’ouvre à elles, au cinéma comme à la télévision (oui, même les plus petites victoires sont ternies par l’appât du gain…).

La rentrée sérielle 2016 donne enfin la voix à l’imperfection, laisse place à l’authenticité des femmes, aussi plurielles soient-elles, dans la culture. Est-il besoin de préciser que toutes ces merveilleuses nouveautés sont dues à des femmes, à l’écriture et/ou à la réalisation ? I Love DickQueen Sugar, One Mississippi, Good Girls Revolt… et bien sûr, la pépite Fleabag.

Queen Sugar, créée par Ava DuVernay, 2016 © OWN

Queen Sugar, créée par Ava DuVernay (2016). © OWN

Si le changement a été long à se faire, on voit aujourd’hui davantage de séries aux mains de showrunneuses (disons alléluia, mais pas trop fort non plus). Shonda Rhimes fait figure de pionnière puisqu’elle a imposé des shows politisés, qui ont fait bouger les représentations à la TV mainstream, mais ce sont également les contributions d’Ilana Glazer et Abbi Jacobson (Broad City), de Jill Soloway (Transparent), de Michelle Ashford (Masters of Sex), de Marti Noxon et Sarah Gertrude Shapiro (UnREAL) ou encore de Rachel Bloom (Crazy Ex-Girlfriend) qui ont conduit à cet essor. Si nous étions à l’âge d’or de la télévision cette dernière décennie, tiens-toi bien, nous sommes aujourd’hui à l’âge d’or de la télévision faite par les femmes.

Les personnages féminins imparfaits sont nécessaires. Leur simplification à l’écran perpétue les stéréotypes, néglige délibérément 50 % de la population et méprise les voix qui la composent. Il y a un espoir réel, une beauté chaotique dans la défectuosité des êtres humains que l’on doit retrouver dans la proposition culturelle. Il est temps de trouver de véritables modèles féminins, des figures tissées de complexités et d’opinions, il est temps de protester, d’extérioriser notre rage et de ne plus nous en excuser.

Femme imparfaite, prends le stylo, la plume, le pinceau, le clavier, la caméra. Prends la culture.

 


« J’ai l’horrible sensation d’être à la fois vénale, perverse, égocentrique, insensible, cynique, dépravée… Une femme sans aucune morale, qui ne peut se dire féministe. »

« Je ne suis pas obsédée par le sexe. Je ne peux simplement pas arrêter d’y penser. La performance. La bizarrerie. Le drame qui en résulte. Le moment où tu réalises que quelqu’un veut ton corps, mais pas tant la sensation que procure le sexe. »

« Il n’y a pas besoin d’être seule pour se sentir seule. »

« Pour tout le monde, le véritable bonheur se trouve dans ces nuances. Ces petites contradictions et juxtapositions qui nous caractérisent tou-te-s. On trouve le bonheur en creusant sous ces stéréotypes. Construire la profondeur d’un personnage que tu penses comprendre a priori, car il représente un certain archétype ou trope, c’est ce que l’on aime vraiment faire. »

« La question pertinente n’est pas “Ce personnage pourrait-il être mon ami ?” mais “Ce personnage est-il vivant ?” »