Paris, le 31 août 2015. Thomas, jeune cadre ambitieux, vient d’obtenir la promotion qu’il attendait. Il n’aura pas le temps de savourer sa victoire : Sophie, sa compagne, a disparu. Alors qu’il part à sa recherche, il croise le chemin d’un enfant. Troisième partie.
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« Alors, je vais par où ? Dis-moi où tu habites. » J’espérais qu’il soit du quartier, que ce soit vite plié, ma journée avait été assez longue comme ça.
« Ben, je sais pas vraiment parce que j’habite pas avec mes parents, je suis chez ma tante. »
C’était tout moi, ça. Pour une fois que je voulais rendre service, je tombais sur un plan galère.
« Et elle s’appelle comment, ta tante ? Tu peux me donner un nom de rue ou une station de métro, histoire que je retrouve le quartier. Après, tu reconnaîtras, j’en suis sûr. » Je m’efforçais de sourire et d’avoir l’air sympa. Après tout, si ça marchait avec mes collègues de P&S depuis des années, ça devrait aussi être le cas avec un gamin paumé en pleine nuit dans Paris.
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Soheil devait la jouer fine. « Je sais que Tata habite un immeuble qui donne sur une gare, parce qu’on entend les messages et qu’on voit les rails de la fenêtre de la cuisine. Ça va t’aider, ça ? »
Il avait dû paraître sincère parce que le type restait là, calmement, et le regardait en hochant la tête. « C’est bien ça, une gare. Très, très bien. Mais tu as vu une grande tour à côté, ou pas ? Ou un métro ? Tu peux me dire quelle ligne passe à côté ? Tu dois savoir, ça, hein ? » Il parlait de plus en plus lentement. Il articulait de plus en plus aussi. Soheil ne savait pas encore lire mais il connaissait les chiffres. Il avait pris le métro n°2, le bleu, à La Chapelle. Mais ça, il lui dirait pas, au type.
Il avait attendu pour sortir de là, du petit appartement crasseux. Sortir du piège. Il avait compris que sa tante ne l’emmènerait pas à l’école avec Nadia et Samia, ses cousines. Elle l’avait pourtant promis à sa mère. Et s’il s’était tapé plus de la moitié du voyage planqué dans le coffre, sous les gros sacs et les couvertures, c’était pour avoir une vie comme ses cousines, pour avoir un vélo et un cartable, pour avoir un vrai lit et des chaussures. Et des jouets du magasin. Et pas la misère et la manche et la poussière et l’ennui et la boue de Kariane Central. Sa tante avait promis à sa mère, qui pleurait et la suppliait, de le prendre et de l’emmener en France avec elle. Il l’avait entendue, Fatima, jurer sur la terre, le ciel, sur le Coran, sur la mémoire de leur mère, Allah y rahma*. Et c’est pour ça que sa mère lui avait offert un cartable, avant de partir. Il était pas tout neuf, l’une des attaches était cassée même. Mais il était bleu, avec des bretelles rouge-qui-claque, et un dessin de voiture qui sourit avec des yeux et tout, en plein milieu.
« Alors, tu te souviens, hein ? Dis-moi, n’aie pas peur. » Il fallait qu’il lui donne des détails, des bidons, mais des détails quand même. « Je sais pas. C’est une gare. Une grande gare, avec le métro qui passe à côté, en haut. » Le gars avait l’air d’avoir trouvé. Soheil espérait qu’il lui avait pas donné trop d’indices quand même. Il voulait que ça dure un peu. « C’est vague, mais ça peut pas être Montparnasse, ni Saint-Lazare, dit-il en soufflant. Bon, il nous en reste quand même quatre. Austerlitz, gare de Lyon, gare de l’Est et gare du Nord. On va déjà rejoindre les quais, on verra bien après. » Il mit enfin le pied sur la pédale d’accélérateur. Soheil se laissait bercer par le bruit du moteur.
En vrai, il se souvenait bien du métro : il était arrivé en courant à cause de la pluie et de la peur qu’on l’ait suivi, après avoir claqué la porte – tout doucement pourtant, il avait fait gaffe. Il avait profité que Fatima soit occupée dans la salle de bains avec les filles, pour qu’elles soient « prêtes et propres pour la rentrée de demain », pour se tailler avant qu’il soit coincé pour de bon. Il avait demandé quand il pourrait se préparer aussi – c’était important pour lui d’être propre le premier jour de l’école, fallait pas que les autres devinent qu’il sortait de la crasse. Et alors Fatima s’était fâchée contre lui : qu’est-ce qu’elle avait bien fait à Dieu pour avoir une sœur si bête, cette h’mara** qui n’avait pas donné les bons papiers, elle aurait jamais dû accepter, et puis qu’est-ce qu’elle allait faire maintenant, elle voulait pas d’ennuis avec la police. Il était parti dans la cuisine pour plus l’entendre crier et, ni une ni deux, il s’était barré dès que la porte de la salle de bains s’était refermée. Il avait dévalé les six étages du vieil immeuble, traversé la cour en se cognant dans les poubelles, filé dans le dernier couloir vers la rue, celui avec l’ampoule qui clignotait toute la journée, pour enfin atterrir sur le trottoir. Il n’avait fait le trajet qu’une fois dans le sens inverse, mais n’avait pas oublié : deux fois à gauche, une fois à droite, et au bout, l’avenue et le métro. Il avait profité de la foule pour se glisser sous les tourniquets, monté les marches, tout ça sans se retourner, et sauté dans le métro à quai. Tout en surveillant les gens qui entraient dans la rame, il s’était assis sur un strapontin, à l’opposé des portes. Se faire tout petit pour éviter les embrouilles, ça, il savait faire.
7
01h12. Traverser Paris allait prendre une demi-heure. C’était aussi con que de chercher un immeuble sans interphone, mais sur le moment, ça m’avait paru rationnel. En discutant un peu avec lui, il finirait bien par me donner l’adresse de sa tante. « Tu veux un chewing-gum ? Vas-y, sers-toi ! » Je lui montrai la poche dans l’accoudoir central, à côté de lui, en baissant le son de la radio.
Après le Trocadéro, les quais. Ça défilait. Il ne bronchait pas, scrutait chacun de mes gestes et semblait fasciné par le pommeau du levier de changement de vitesse en chrome. « La voiture te plaît, hein ? Moi aussi, quand j’avais ton âge, je rêvais de rouler dans un petit bijou comme ça. » Enfin, il me regardait. Et pour la première fois, il me sourit : « Un jour, moi aussi, je conduirai une bagnole de sport. » J’avais marqué un point. « Et tes parents, enfin, ta tante pardon, elle a une voiture aussi ? » Mais il ne m’écoutait déjà plus. Il me tournait le dos, les deux mains et le front collés à la vitre, pour ne rien rater. De l’autre côté des quais de Seine, la tour Eiffel l’avait comme hypnotisé. Mais il sortait d’où, lui ?
« Tu ne l’avais jamais vue ? En vrai, je veux dire ? » Il se retourna vers moi et me dit simplement non de la tête, sans un mot.
À ce moment-là, pour la première fois depuis notre rencontre, je vis un enfant. Fragile. Un enfant seul. Abandonné peut-être, comme moi. Il venait de provoquer les premières secousses d’un séisme intérieur que je persistais à ignorer. Lui ne faisait pas attention à moi. Il regardait tout. Les taxis, la Seine, les scooters qui nous doublaient imprudemment, les quais, les mecs en Vélib’ qui évitaient les feux rouges, les amoureux qui s’embrassaient en marchant en zigzag, d’un seul corps. Tout semblait le distraire ou l’étonner. J’étouffais. Sous le tunnel du Châtelet, j’ouvris la fenêtre pour fumer et je remis la radio. À fond, pour ne plus m’entendre penser. « My lady d’Arbanville, why do you sleep so still? I‘ll wake you tomorrow… »
On arrivait enfin aux abords de la gare de Lyon.
« Alors, mon grand, regarde bien, est-ce que ça ressemble à chez ta tante ? »
* « Paix à son âme » en arabe.
** « Ânesse » en arabe.
Image de une : Paris. © DR