Après s’être imposée dans la pop culture, la figure du zombie a migré hors des frontières de la fiction pour contaminer notre réalité. Mais que dit de nous cette obsession dévorante pour les zombies ?
1968, année de la contestation étudiante, voyait naître La Nuit des morts-vivants de George A. Romero. Depuis, avec notamment The Walking Dead, Shaun of the Dead ou encore Resident Evil, le succès des œuvres (films, séries, jeux vidéo, BD ou encore livres) mettant en scène des apocalypses zombie ne se dément pas. Il semble que l’imaginaire ne se lasse jamais vraiment des revenant-e-s. Celles et ceux tombé-e-s dans la marmite de corps en décomposition sont devenu-e-s totalement accros à cet univers désormais incontournable du paysage pop-culturel, qui fait la joie des organisateurs du Comic-Con et des adeptes de cosplay.
Entre nous, combien de soirées pâtes-bolo avons-nous passées à refaire un monde apocalyptique, à débattre sur la meilleure manière de se défendre face à une invasion de revenant-e-s, en brandissant fièrement le Guide de survie en territoire zombie de Max Brooks ? Combien de navets avons-nous endurés avec, comme seule raison, la présence de nos camarades démembré-e-s ? Combien de fois avons-nous cédé à l’appel du déguisement zombie-en-hommage-à-Romero ?
Même si nombre d’œuvres mettant en scène des zombies sont cultes, le genre a toujours plus ou moins fait partie d’une niche qu’amateurs-trices de fanzines et lecteurs-trices de Mad Movies ont pris le soin d’entretenir. Mais on remarque ces dernières années que cet univers gore, et autrefois tout à fait confidentiel, s’exporte peu à peu hors du cercle restreint des aficionados de l’horreur, notamment grâce aux séries (de The Walking Dead au très pop-culturé iZombie) et aux jeux vidéo, jusqu’à s’insinuer dans notre réalité.
Un succès qui contamine, hors des frontières de la pop culture
Car au-delà des chairs en décomposition, les histoires de zombies racontent souvent celles d’épidémies. Et nous n’avons pas besoin de fouiller dans les œuvres de fiction pour en connaître les conséquences. Entre 2009 et 2010, le Pentagone a imaginé une stratégie de défense de l’armée américaine afin de protéger l’humanité des revenant-e-s. Impossible ? Et pourtant ! L’opération CONOP 8888, également appelée « Counter-Zombie Dominance », a été communiquée au cours de l’année 2011. Les CDC (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies) ont par la suite proposé un guide de survie en cas d’attaque. « Le protocole CONOP 8888 fait partie d’une gamme d’exercices plus ou moins probables (la Défense reconnaît volontiers son caractère peu plausible), destinés à former les jeunes recrues à divers scénarios », nous explique Vanity Fair. La capitaine de la Navy Pamela Kunze a précisé à CNN que « ce document est reconnu comme un outil de formation utilisé au cours d’un exercice d’entraînement en interne, lors duquel les étudiant-e-s apprennent les concepts fondamentaux des plans militaires et de formation aux ordres à travers un scénario d’entraînement fictionnel. Ce document n’est pas un plan de commandement stratégique américain ».
Mais ce n’est pas tout. Vous vous souvenez peut-être de cette drogue, appelée « sels de bain », qui a défrayé la chronique en 2012 ? Mais si, cette substance qui aurait poussé Rudy Eugene à manger le visage d’un SDF en pleine rue ! Vous voyez bien que ça vous revient… Cette histoire avait fait la une des médias pendant plusieurs jours, et Rudy avait alors été surnommé le « zombie de Miami ». Ce fait divers, manifestation d’une triste réalité, avait alors été traité sous l’angle de la fiction de série B.
Autre exemple, en 2015, l’épidémiologiste Tara Smith publie un article décalé intitulé « Infections zombies : épidémiologie, traitement et prévention » dans la très sérieuse revue scientifique British Medical Journal. Même si la démarche est avant tout humoristique, la méthodologie appliquée par Tara Smith est rigoureusement conforme à n’importe quelle autre recherche épidémiologique. Et selon la scientifique, brace yourselves, nous ne sommes absolument pas prêt-e-s en cas de scénario catastrophe.
Rétrospectivement, on réalise donc que les prétendues apocalypses zombies sont en fait devenues « des modèles d’étude pour l’épidémiologie, la neurobiologie et la virologie ». L’hypothèse serait la suivante : si l’on arrive à contrôler une telle pandémie, on peut alors – théoriquement – freiner n’importe quelle autre situation similaire.
Mais ne nous y trompons pas, le sujet n’est pas strictement réservé aux scientifiques ou aux militaires. Les chercheurs en sciences humaines, comme la sociologie et la psychologie, s’y intéressent aussi. Ce qui est loin d’être un hasard. Et les critiques de cinéma eux-mêmes ont eu vite fait d’interpréter les films de zombies dans le contexte social.
Un regard critique sur la société… et sur chacun de nous
Selon le critique Philippe Rouyer, « le gore est consubstantiel au discours politique de Romero et non un effet de style, une marque, un gimmick ». Il y a donc plus à voir qu’une simple effusion d’hémoglobine dans les longs-métrages du maestro. À l’origine, les films de zombies étaient une critique des sociétés occidentales consuméristes.
Les films de Romero sont bien souvent considérés comme une allégorie de l’Amérique. La fiction permet un regard à la fois détaché et critique sur son époque : « Le zombie est ainsi devenu l’être buvard d’une nation obsédée par la question de l’autre et la définition du mal. » Cette figure serait alors un moyen de critiquer de manière acerbe la société de consommation, le capitalisme qui « bouffe » presque littéralement les gens. Le zombie est moche, sale et sans affects. Son seul but est de nous annihiler ou de nous convertir à son dessein morbide, et il menace l’humanité tout entière. Mais le zombie serait aussi, selon les analystes, la figuration d’une rébellion contre l’état de fait, le symbole de la révolution populaire :
La zombification de la société américaine a été montrée dans les films de Romero. Le livre Politique des zombies : L’Amérique selon George A. Romero explique les aspects sociaux et politiques métaphorisés par les films de zombies. Les zombies représentent les minorités qui ont pu s’exprimer depuis les années 1960 pour conquérir des droits. [Selon Jean-Baptiste Thoret,] les films de zombies témoignent d’une Amérique en déliquescence, en proie à l’ultraviolence et à des désirs morbides. La multiplication de ce type de film constitue l’expression d’une thanatophilie, dans la mesure où ils mettent en scène des morts à différentes étapes de leur évolution, explique Thomas Michaud dans La Zombification du monde (2008), p. 82.
Comme l’observe très justement Olivier Bitoun, « les morts-vivants fonctionnent comme un miroir, et tous les maux de la société peuvent se refléter peu ou prou dans [La Nuit des morts-vivants] : rapports filiaux, guerre du Vietnam, conflits sociaux, racisme, fascisme, militarisme… toutes les lectures sont acceptables, la figure en creux du zombie appelant que le spectateur la remplisse. »
Mais au-delà du travail de Romero, qui sert de base à beaucoup, le zombie a fini par gagner le statut de figure symbolique culturelle. Un sujet qu’aborde la chercheuse Nadine Boudou dans La Symbolique du zombie. Elle explique en effet la façon dont ce dernier se manifeste sous « différentes formes de communication symbolique », et comment « la diversité des interprétations qu’il rend possible témoigne de son ambivalence ». Malgré tout, même si la critique sociale est évidemment présente, il serait trop facile de réduire la présence des zombies sur nos écrans et nos pages à cela. De par son évolution au sein de la pop culture, sa transformation donne encore davantage à voir.
Une passion dévorante… quelque peu morbide ?
Dans la grande majorité des cas, les amatrices et amateurs du genre ne sont pas obsédé-e-s par la fin du monde. Ce serait même plutôt le contraire. D’après Angela Becerra Vidergar, enseignante à l’université de Standford, la ou le fan de ce genre montre non seulement son désir de survie, mais aussi sa volonté d’améliorer le monde : les héros souhaitent en effet souvent survivre et sauver l’humanité dans le but de reconstruire un monde meilleur. Autrement dit, les films de zombies montrent aussi une lueur d’espoir.
À la différence d’Angela Becerra Vidergar, qui voit donc dans ces fictions la représentation d’un espoir collectif, Maxime Coulombe, professeur d’histoire de l’art, y perçoit lui une forme de pessimisme contemporain. Le zombie rend compte d’un certain nombre d’idées que se fait l’humain moderne sur lui-même : il est à la fois traumatisé par la violence du monde contemporain, le prédateur qui sommeille en chacun de nous, et la victime d’un monde où penser ne sert plus à rien. « Le cinéma de zombies nous amuse et nous rassure. Plus de sentiment de culpabilité, plus de crainte. Pendant deux heures, le spectateur regarde ces représentations le sourire en coin ; voir l’anéantissement du monde produit un petit vertige, et un sentiment d’apaisement », explique Maxime Coulombe dans son essai, Petite philosophie du zombie.
Mais quelles que soient les raisons profondes qui nous poussent à cette fascination – et l’on réalise rapidement que les explications sont diverses, de l’espoir des damné-e-s à la lamentation des pauvres humain-e-s –, on se rend compte que dans tous les cas, elles sont loin d’être seulement guidées par la recherche d’une montée d’adrénaline.
Un monstre qui sommeille en chacun de nous
Finalement, en dressant le portrait de ce zombie vieillissant, on réalise que malgré les différents angles d’analyse qu’on lui applique, le zombie garde certaines caractéristiques qui reviennent, comme des leitmotiv. Avec la crise économique mondiale, la guerre, le consumérisme, la perte des repères, la violence, la maladie, etc., le monde peut être oppressant et angoissant. Les films d’horreur ont, on le sait, un effet cathartique. Et les films de zombies plus particulièrement car ils mettent en scène un double étrange de nous-mêmes, « schrödingeresque », ni vivant, ni mort.
Le zombie serait donc un miroir grossissant de l’être humain. Tuer du zombie, ce serait tuer notre animalité, notre sauvagerie, nos pires défauts. En débarrasser le monde consisterait à reconstruire le monde et à rebooter l’humanité.
Regarder le monde se détruire, les consommateurs se faire consommer, les plus forts mourir et les plus fragiles devenir des héros… Ces productions culturelles renversent souvent les codes sociaux établis depuis des millénaires, et accentués par la mondialisation et le capitalisme. Que l’on parle de sciences, de militarisme, de société, ou encore de psychologie, elles offrent une alternative sur bien des sujets (avec des traitements plus ou moins réussis…).
En 2016, la guerre est toujours une réalité, avec pour conséquence une crise migratoire importante. Les économistes parlent d’une nouvelle crise économique pour 2017. La violence, le sentiment d’injustice, l’augmentation des inégalités, et l’impression que le monde ne tourne pas très rond sont toujours présents. Si le zombie est une métaphore de tout ce qui est critiquable politiquement, socialement et psychologiquement, peut-être a-t-il encore de beaux jours devant lui à errer dans nos décombres ?