En octobre 2016 était diffusé sur National Geographic le documentaire très attendu produit par Leonardo DiCaprio, Avant le déluge, confirmant l’engagement de celui-ci dans la justice climatique. Ce film est une entrée en matière assez complète en ce qui concerne les problématiques et situations auxquelles nous sommes actuellement confronté-e-s. Pourtant, lorsque l’on arrive à la conclusion du long-métrage et que l’espoir de jours meilleurs est évoqué, on se questionne : le destin de la Terre est-il entre les mains de celles et ceux qui l’ont vouée à sa perte?
On peut sincèrement se réjouir d’apprendre qu’Avant le déluge, le film de Fisher Stevens produit et narré par Leonardo DiCaprio, a acquis le titre de documentaire le plus vu de notre histoire, en dépassant les 60 millions de visionnages. N’est-ce pas là le signe, si minime soit-il, d’une volonté de comprendre ce qu’il se passe actuellement ? À l’heure où les personnes qui nient l’existence du réchauffement climatique ont la part belle (et s’offrent même une entrée en fanfare à la Maison-Blanche), la conscience du public est essentielle. Mais elle n’est pas (plus) suffisante.
Alors qu’il y a quelques années encore, on nous suggérait de bouleverser l’avenir de la Terre en changeant nos ampoules, on sait aujourd’hui à quel point cela peut parfois sembler vain. Car nos gestes pour l’environnement, à notre petit niveau – et aussi importants soient-ils –, ne peuvent avoir de sens qu’à condition d’être suivis par nos gouvernements. C’est un peu ce que démontre l’écologiste indienne Sunita Narain, du Centre for Science and Environment de Delhi, dans une séquence magistrale d’interview. Elle vient rappeler que la situation dépasse à bien des égards celle des États-Unis. Que les premières personnes à souffrir du changement climatique sont les populations pauvres. Il paraît ici essentiel de citer le chercheur algérien Hamza Hamouchene, afin d’expliquer ce qui est en partie montré dans le long-métrage :
Les politiques actuelles du changement climatique constituent une guerre de classe, une guerre érigée par les riches contre les classes ouvrières, les petits paysans et les pauvres. Ces derniers portent le fardeau à la place des privilégiés. La violence du changement climatique est causée par notre obsession pour une croissance économique perpétuelle et par le choix de l’exploitation continue des combustibles fossiles, une décision prise par les multinationales et les gouvernements occidentaux avec les élites et militaires locaux. La crise du climat est ainsi l’incarnation de l’exploitation capitaliste et impérialiste des peuples et de la planète.
C’est bien sûr là où le bât blesse, et où la voix de Sunita Narain prend encore plus d’importance : la soif de profit (néo)libéraliste, l’industrialisation, notre rythme de vie effréné, l’utilisation massive d’énergies fossiles, la volonté perpétuelle d’expansion de l’Occident incarnent les causes originelles du dérèglement climatique. Notre imputabilité a été maintes fois exposée. Et en cela, l’espoir que semble placer le film dans la technologie et les technocrates – DiCaprio prend son rôle de Messager de la paix sur la question du climat très au sérieux – devient rapidement un non-sens lorsqu’on se met à dépasser ce simple postulat de départ :
Votre consommation [en tant qu’Américains] va créer un trou dans la planète… Nous avons besoin de mettre la question du mode de vie et de la consommation au centre des négociations pour le climat. […] Ce sont les pauvres d’Inde, les pauvres d’Afrique, les pauvres du Bangladesh qui sont aujourd’hui touché-e-s par ce que je pense être les premiers signes du changement climatique.*
Avec ces quelques phrases, l’environnementaliste détruit l’optimisme de l’acteur pour le mettre face à une dure réalité : ce sont les pauvres qui souffrent et souffriront les premiers-ères. Et aussi historiques qu’aient pu être la COP21 et la signature de son accord, il ne faut pas oublier que durant le sommet des leaders et leadeuses du monde, les négociations commerciales allaient bon train. Le même genre de lobbying clairement dénoncé par le documentaire, qui pollue la politique américaine en grande partie corrompue (mais d’autres pays ne sont pas en reste). Le lien entre le changement climatique et le libéralisme est indéniable, et d’un point de vue idéologique, cela implique de questionner les rapports d’exploitation et de domination, la pensée colonialiste prédominante en Occident, comme l’indique Hamza Hamouchene. Dans un monde globalisé, cela sous-entend aussi un déplacement de la fracture nord-sud, puisque les pays en voie de développement veulent continuer à croître, s’enrichir.
« Pour traiter ce problème mondial, il faut une approche qui soit attentive aux différences de développement, mais sans en être prisonnière. Cette nécessité était déjà reconnue en 1992 dans la déclaration de Rio, fondée sur le principe d’une “responsabilité commune mais différenciée” », explique le professeur Matt McDonald, favorable à l’« émergence d’un bloc de pays vulnérables » afin de faire véritablement avancer le progrès. Une réflexion complétée par le doctorant Roman de Rafael qui indique que « dépasser les catégories “pays industrialisés” et “pays émergents” a été essentiel pour qu’un accord climatique [comme celui de la COP21] fasse sens. […] L’émergence de la Chine et bientôt celle de l’Inde vont bouleverser la hiérarchie mondiale des émetteurs de CO2. En 2012, la Chine est devenue le premier émetteur de CO2 issu des énergies fossiles (27 %), devant les États-Unis (17 %) ». Il paraît donc indispensable de prendre en compte cette évolution. Et d’adapter les politiques de protection de l’environnement en fonction de chaque pays, afin de ne pas bâillonner ceux qui tentent d’améliorer le niveau de vie de leur population. C’est d’ailleurs bien la complexité de ces problématiques qui se joue dans les négociations. En revanche, nier tout bonnement l’existence de la fracture nord-sud revient à nier la dynamique des pouvoirs en action.
Le film expose plusieurs choses : la pollution de l’air en Chine, l’annihilation de la forêt boréale canadienne et des forêts tropicales indonésiennes brûlées pour produire de l’huile de palme en masse, la dévastation des récoltes des petits producteurs et productrices en Inde par la montée des eaux – montée des eaux qui envahit aussi les rues de Miami –, la fonte des glaciers du Groenland, la bataille pour l’eau… Toutes ces conséquences du réchauffement climatique sont en définitive laissées à la merci des politiques et des investisseurs et investisseuses. Monsieur DiCaprio a raison de s’inquiéter, car que se passera-t-il au-delà de la signature de l’accord de Paris ? Quelles incidences aura, entre autres, le mandat de Trump ? On a bien vu les effets positifs et l’incroyable mobilisation des pays signataires à la suite du protocole de Kyoto, n’est-ce pas ?
La quête initiatique de DiCaprio est honorable (et on lui donne des points pour son commentaire d’œuvre digne d’un cours d’histoire de l’art), mais est affreusement naïve. L’acteur tend quelquefois à ne pas froisser, à atténuer le constat, malgré son discours visiblement alarmant. La condition animale est totalement survolée, l’état de nos océans aussi, ainsi que la disparition de la biodiversité, alors que ces sujets sont centraux. L’urgence qui demande à ce que nous modifions notre alimentation est adoucie par la perspective de remplacer le bœuf, consommé en masse aux États-Unis – 47 % des terres sont consacrées à la production de nourriture, dont 70 % pour celle du bétail –, par du poulet… Alors que l’on sait depuis longtemps maintenant que cela équivaut plus ou moins à changer son ampoule : ce n’est pas assez. C’est le fonctionnement même de la production intensive qui doit être démantelé, et ne plus être validé par nos habitudes alimentaires.
Comme l’a souvent évoqué la biologiste marine et exploratrice américaine Sylvia Earle, le premier problème est l’ignorance, tant celle des élites que celle du public. Alors, évidemment, l’intervention des scientifiques, des décisionnaires, des spécialistes est indispensable dans une époque où les opinions nous sont présentées comme des faits, mais n’est-ce pas courir à notre perte que d’attendre simplement l’action des technocrates et d’un système ne voyant pas plus loin que leur intérêt immédiat ? Cela est répété par plusieurs intervenant-e-s dans le documentaire : le changement doit provenir d’une prise de conscience collective. Si le peuple s’exprime, alors les gouvernements suivront (on nous donne l’exemple de la Chine et des effets des manifestations, mais le film aurait également pu mentionner l’Islande).
Il revient donc encore et toujours aux activistes, et plus largement aux citoyen-ne-s, de faire le travail qu’ignorent les institutions. En cela, des mouvements comme l’écoféminisme (eh oui, car mère Nature doit aussi résister à l’oppression masculine, c’est dire) ou les démarches inspirées par l’« intersectional environmentalism » (qui s’incarne, par exemple, dans le mouvement Chipko, la Global Gender and Climate Alliance, l’organisation Voice of Women ou encore le Green Belt Movement) permettent d’analyser ces problématiques et d’agir, en prenant en compte l’intersection réelle entre les genres, les classes, les races (en tant que construction sociale, s’il est besoin de le rappeler) et l’environnement. De mettre en lumière les mécaniques d’oppression et leurs retombées immédiates sur tous les aspects de nos vies, et encore plus pour les minorités, les défavorisé-e-s, toutes celles et ceux qui subissent des préjudices dudit système. Il nous faut encore une fois faire appel à notre humanité, notre compassion et notre empathie, et être allié-e de celles et ceux qui souffrent dans l’indifférence. Arrêter d’attendre d’être directement concerné-e pour se réveiller. Les solutions sont là, et c’est ce que le documentaire Demain (Cyril Dion et Mélanie Laurent, 2015) mettait parfaitement en valeur.
Avant le déluge est une introduction non négligeable aux luttes pour la justice environnementale, bien écrite, intelligente. Mais en sommes-nous encore à la notice préliminaire ? N’est-il pas temps de ne plus laisser de côté ce que devraient être des droits fondamentaux pour chaque créature évoluant sur Terre ? Doit-on encore prendre des pincettes sur ce qu’il se passe à l’instant où ces lignes sont écrites ? La situation est catastrophique, les prédictions des scientifiques dépassées par la rapidité des événements qu’ils avaient anticipés. Chacun-e, à notre niveau, a la possibilité d’effectuer la transition nécessaire, pour que rien ne permette à celles et ceux qui nous gouvernent d’ignorer le cri d’agonie d’une planète éviscérée.
Pour reprendre les mots de la militante écologiste kenyane Wangari Maathai : « Au cours de l’histoire vient un moment où l’humanité est appelée à changer pour un nouveau niveau de conscience, à atteindre un sens moral plus élevé. Un moment où l’on doit se débarrasser de notre peur et donner de l’espoir les un-e-s aux autres. Ce moment est arrivé.** » Triste ironie, elle proclamait ces phrases au cours de son discours pour la remise de son prix Nobel de la paix… en 2004.
Pour aller plus loin :
- Mission Blue, documentaire réalisé par Fisher Stevens et Robert Nixon, 2014, disponible sur Netflix
- [Vidéo] 4 minutes pour comprendre le vrai poids de la viande sur l’environnement, Le Monde, 2015
- Édito. Pas de justice climatique sans justice de genre !, Genre en action, 2015
- A feminist approach to climate change, Alexandra Coulton, Birdee, 2015
- Women’s wisdom crucial to beating climate change, researchers say, Laurie Goering, Reuteurs, 2016
- See what climate change means for the world’s poor, Gabe Bullard, National Geographic, 2015
- Climate change: the poor will suffer most, Suzanne Goldenberg, The Guardian, 2014
- Climate change through the lens of intersectionality, Anna Kaijser et Annica Kronsell, 2013
- The biotic woman: intro to ecofeminism et The biotic woman: transphobia and ecofeminism, Brittany Shoot, Bitch Media, 2010
* [As an american,] your consumption is really gonna put a hole in the planet… We need to put the issue of lifestyle and consumption at the center of climate negotiations. […] It’s the poor of India, it’s the poor of Africa, it’s the poor of Bangladesh, who are impacted today by what I believe is the first signs of climate change.
** In the course of history, there comes a time when humanity is called to shift to a new level of consciousness, to reach a higher moral ground. A time when we have to shed our fear and give hope to each other. That time is now.