Je repense à cette femme aperçue l’autre jour. La fille aux cartons. Elle semblait heureuse. C’est sans doute parce qu’elle a longtemps cherché cet endroit. L’appartement parfait. Son cocon. Et elle ne voulait aucun autre quartier que celui-ci. Je ne peux pas lui donner tort, c’est calme mais plein de vie, rassurant. Elle va se plaire ici. C’était beaucoup de travail, elle a passé des heures à comparer les prix au mètre carré, la proximité des transports en commun, les commerces du coin, l’ensoleillement. Et puis, au premier coup d’œil, elle a su, ce serait là sa tanière. Comme une grotte, un abri douillet. Elle le voit comme ça son appartement, la fille aux cartons. C’est pour ça que ce soir-là, elle n’a allumé qu’une seule lampe, au milieu de la pièce. Elle avait juste envie de se nicher dans cette confortable semi-obscurité.
Elle était seule ce jour-là. Je me demande pourquoi. Quand on change comme ça, on emmène tout ce que l’on aime. J’imagine que dans son ancienne chrysalide, elle a laissé un homme en pleurs, qui prend conscience de ce qu’il a perdu. Elle, elle n’y pense déjà plus. Célibataire, elle est heureuse et ne se retourne pas. Elle est parfois un peu cruelle, la fille aux cartons. Elle a un nouvel amant, peut-être. Une histoire sans lendemain, sans doute. Elle n’a pas envie de s’encombrer avec un nouvel homme. Pas tout de suite, elle vient de retrouver sa liberté, elle veut profiter de cette nouvelle vie, la fille aux cartons.
Elle a en permanence un éclatant sourire aux lèvres. Quelque chose de bien lui est arrivé. Un grand changement, une belle promotion sans doute. Pimpante, sûre d’elle, la tête bien faite, elle travaille dans la communication. Pas en agence de publicité, ça, elle a déjà donné et elle s’est bien juré que plus jamais elle n’y retournerait. Non, en réalité, elle travaille dans une grosse entreprise, et enfin, on lui a donné sa chance. Elle va diriger une petite équipe, et elle attendait cette occasion depuis longtemps. Elle aime bien diriger, la fille aux cartons.
Ce soir-là, elle fêtait son changement de vie. Une bonne bouteille de vin, à peine sortie de son carton. Elle boit dans un grand verre en cristal, ce sont les seuls qu’elle a trouvés. Elle se trouve un peu snob, mais ça la fait rire. C’est un bon cru, un saint-émilion, qu’elle gardait pour une grande occasion. Mais un changement de vie, ça lui semble être une bonne raison. Habituellement, elle n’est pas du genre à avoir du vin qui doit attendre de vieillir avant d’être bu. Elle n’a pas la patience. Quand elle l’achète, elle le boit. Et elle fait ça souvent. Un détour par le caviste en rentrant du travail. Parfois pour boire avec des amis, le reste du temps pour se détendre seule, avec un bon roman. De temps en temps, elle culpabilise de boire en solitaire, mais pas ce soir-là, où tout était permis. Alors, sans mauvaise conscience pour la freiner, cette bouteille-là elle l’a finie sans même s’en rendre compte, la fille aux cartons.
Avec la tête qui tournait, elle a regardé autour d’elle et fait le point sur l’avancement. Tous ses livres étaient sortis. Ça et la platine, c’était l’essentiel, le reste pouvait bien attendre. Je l’imagine caresser le lecteur de vinyle avec une douceur proche d’un geste amoureux. Plus délicatement qu’elle n’a jamais caressé quiconque. Rien ne lui procure autant de plaisir que d’écouter un enregistrement original. Que vaut une petite partie de jambes en l’air avec son collègue du marketing au -3 du parking, face à Art Pepper, Miles Davis ou le grand Charlie Parker ? Elle a fait un choix la fille aux cartons, le sexe vient après les cuivres et la contrebasse. Parfois en même temps, mais elle n’aime pas vraiment ramener ses conquêtes à la maison. Pas dans son cocon. La fenêtre était ouverte et on pouvait entendre le saxophone de Cannonball Adderley. Elle n’a pas hésité, ça convenait parfaitement à la situation. Puis, elle s’est assise dans son fauteuil aux accoudoirs élimés et a fermé les yeux pour en profiter. Elle était un peu ivre la fille aux cartons, mais qui serait venu le lui reprocher ?
Quand elle les a rouverts, son regard est tombé sur sa bibliothèque. Les livres étaient déjà bien classés, par thèmes, par tailles et par couleurs. Elle n’est pas du genre maniaque pourtant, mais avec les livres, c’est différent. En haut, les polars et les livres noirs. Elle n’aime pas trop les exposer, et si elle les met là, c’est pour les soutirer aux regards des autres. Oh ! bien sûr, elle assume parfaitement de les lire et ne s’en cache pas, mais elle se passe volontiers des remarques désagréables de ses amis pour qui ce n’est pas de la « vraie littérature ». Mais bon Dieu ! on s’en fout, pourvu que l’on prend du plaisir à lire ! Et elle a bien raison. Au milieu, et bien en vue, il y a des poches de toutes les collections. Balzac et Zola côtoient Murakami et Easton Ellis. Elle a des goûts hétéroclites et ne peut pas s’empêcher d’acheter des livres. Tout le temps. Alors elle entasse, la fille aux cartons. Elle essaye d’en donner à ses amis, à Emmaüs ou à la bibliothèque, rien n’y fait, ses étagères sont toujours pleines.
Son vrai péché mignon, c’est la science-fiction, elle adore découvrir de nouveaux mondes, de nouveaux horizons. Ces livres-là, elle les cache et n’assume pas. Elle a bien essayé d’en parler, mais on lui a dit qu’elle avait passé l’âge, que ce n’était pas vraiment sérieux. Alors elle les cache dans sa table de chevet, à côté de son cahier de poésie dans lequel elle gratte quelques lignes quand elle a le temps. Parfois, la nuit, elle se réveille entre ses draps, des images plein la tête, qu’elle essaie de mettre dans le cahier.
Elle aime la poésie et les rêves, la fille aux cartons.
Nicolas Bodin
Image de une : Paris on Film. © Margot Gabel