Plus qu’un art, la photographie est un précieux outil pour nous ouvrir les yeux sur des problématiques sociales actuelles. Une perception que partage la photographe belgo-congolaise Patricia Willocq. Avec son reportage Blanc Ébène, elle a réussi à sensibiliser la communauté internationale sur la difficile intégration des personnes atteintes d’albinisme en Afrique, tout en ravivant les mille et une couleurs de la tolérance.

 

En 2016, les médias, dont L’Obs, Sputnik France et AgoraVox, nous apprenaient que les massacres de personnes atteintes d’albinisme en Afrique étaient en recrudescence. Chaque année, l’histoire se répète. Quand ce fléau cessera-t-il ? La journée internationale de sensibilisation à l’albinisme, instaurée le 13 juin 2015 par les Nations Unies, vise à montrer les difficultés rencontrées par ces personnes au quotidien et à lutter contre le rejet qu’elles peuvent subir dans certaines sociétés. Mais rien n’y fait… ou si peu.

Les croyances et les superstitions locales ont la vie dure. Dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, comme le Malawi, le Burundi ou la Tanzanie, les personnes atteintes d’albinisme sont plus considérées comme des « produits magiques » que comme des êtres humains. Des « guérisseurs-ses » estiment avoir besoin de leur sang, de leurs parties intimes ou de l’un de leurs membres pour exaucer le vœu de leurs clients, qu’il soit d’aspect financier ou sentimental.

Patricia Willocq a passé une partie de son enfance en République Démocratique du Congo (RDC), où, sur le dos des mères, elle apercevait quelques fois des bébés à la peau laiteuse. Mais la petite fille n’avait pas encore eu vent de leur condition. C’est bien plus tard, à l’âge adulte, qu’elle l’a appris en faisant des recherches sur Internet. Elle est alors retournée dans son pays natal, pour y travailler trois projets photographiques. L’un d’entre eux, Blanc Ébène, est un magnifique reportage primé à plusieurs reprises qui « rend aux personnes atteintes d’albinisme leur dignité », sans tomber dans le misérabilisme, l’apitoiement ou la facilité.

Elle aurait pu choisir de faire des photos en noir et blanc, afin de révéler les contrastes d’une peau d’ébène superposée à une peau de marbre blanc. Mais avec son Mark Canon III, Patricia Willocq n’adopte pas une démarche classique et attendue. Sa signature, ce sont les couleurs vives et chatoyantes. « Un sacré challenge » pour elle de révéler les contrastes, la dualité, sous un prisme de lumière bienveillante, animée par ce grand désir de rassembler.

 

Qu’est-ce qui t’a poussée vers la photographie ?

C’est vraiment le fruit du hasard. Je ne suis pas du tout photographe à la base. J’ai suivi des études de traduction à l’ISTI (Institut supérieur de traducteurs et interprètes, ndlr), à Bruxelles. Mon diplôme en poche, j’ai décidé de parcourir le monde. J’ai commencé par l’Irlande, les Émirats arabes unis, le Chili, la Thaïlande, puis la RDC.

Mon intérêt pour la photographie est né au cours de ces voyages. J’avais toujours un petit appareil sur moi. En 2005, au Chili, j’ai gagné un concours qui m’a valu d’être publiée dans le magazine chilien Geografica. Son directeur m’a alors proposé un travail. C’est à partir de ce moment-là que je me suis vraiment lancée dans la photographie.

 

Que représente cet art à tes yeux ?

Pour moi, la photographie est avant tout un outil, un moyen de concrétiser des projets sociaux. Dès que je partais en vacances, j’achetais plusieurs appareils photo de seconde main pour monter des petits clubs de photographie. Le dernier se trouve dans une école à Bali, en Indonésie. Les élèves ont pu organiser une exposition qui a permis à l’établissement d’acheter de nouveaux bancs de classe. Il y a deux ans, j’ai reçu un appel de l’un de ces anciens élèves pour me dire qu’il était devenu photographe dans le journal local grâce à cette expérience. C’est ce genre de petites victoires qui donnent du sens à ma vie et au travail que je fais.

 

Tu es née en RDC, et aujourdhui tu photographies principalement lAfrique. Quelle image veux-tu renvoyer de ce continent ?

Dans les médias, plus le sujet est misérabiliste, plus il se vend. L’Afrique a plus à offrir que cette image pitoyable et stéréotypée. Le Congo est lui-même très souvent relié à la guerre, aux viols, etc. Mais il n’est pas que ça. Oui, ces faits ont existé et existent encore aujourd’hui, mais ce n’est pas intrinsèque à ce pays.

À travers mon projet Look at me, I’m beautiful!, qui met en images des victimes survivantes de violences sexuelles à Goma (à l’est de la RDC, ndlr) et réalisé avec l’aide de la directrice de la Fondation Famille Gertler, Mamie Kabongolo, j’ai voulu m’attarder sur cette problématique, en évitant le côté misérabiliste. Ces femmes sont en souffrance bien entendu, mais elles veulent aussi une vie normale. De ces rencontres est venu un constat : venir leur apposer une étiquette de « femmes violées » ne les aide absolument pas à se réinsérer au sein de la société.

© Patricia Willocq

Blanc Ébène. © Patricia Willocq

 

En RDC, tu as également réalisé un autre reportage photographique, Blanc Ébène. Quand et où commence cette incroyable aventure ?

Ce travail est précisément né d’un souvenir du Congo. Quand j’étais petite et que l’on se rendait avec ma famille au marché, je voyais souvent ces bébés à la peau blanche sur le dos de leur maman noire. Et je ne comprenais pas… Je suis ensuite arrivée en Belgique à l’âge de 10 ans, sans trop y repenser. C’est en retournant dans mon pays natal, en 2013, que cela m’a frappée. J’ai vu beaucoup de personnes atteintes d’albinisme dans les rues. Ce fut l’élément déclencheur de mon projet photographique.

J’ai commencé par me renseigner sur Google, et j’ai découvert qu’elles étaient victimes de crimes rituels en Tanzanie, au Malawi et au Burundi. Ce qui n’est pas tout à fait le cas au Congo, où elles sont plus au moins acceptées. Le 13 juin 2013, soit deux ou trois semaines après la parution de mes premières photos, les Nations Unies ont adopté une première résolution pour protéger les personnes atteintes d’albinisme. Cela a confirmé ma volonté de persévérer dans ce travail de sensibilisation.

 

Pourquoi les personnes atteintes d’albinisme sont-elles plus acceptées au Congo que dans nimporte quel autre pays dAfrique ?

Parce que le célèbre catcheur atteint d’albinisme Mwimba Texas se bat depuis vingt ans pour faire reconnaître leurs droits. Grâce à lui, la perception du pays sur cette particularité génétique a considérablement évolué. Il a également créé en 1998 une fondation qui se bat pour la prise en charge des personnes atteintes d’albinisme.

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Patricia Willocq avec Mwimba Texas. © DR

Le but de Blanc Ébène était surtout de trouver des partenaires à cette fondation et que Mwimba Texas puisse se débrouiller lui-même. Pour financer son ONG, il continue de faire des combats de catch, mais il se fait vieux et n’arrive plus à tous les gagner. Mon projet était un moyen de soutenir sa lutte.

 

Comment expliques-tu quau Mozambique, en Tanzanie ou au Burundi, les massacres et les mutilations de personnes atteintes d’albinisme soient en recrudescence ?

Les croyances sont encore trop ancrées dans ces pays. Et je pense que cette recrudescence a notamment lieu durant les périodes des élections. Les candidats demandent parfois des grigris, qui peuvent être des mains d’enfants atteints d’albinisme. De plus, le fait qu’il y ait une journée internationale qui soit consacrée à leur combat rend, selon moi, ces personnes exceptionnelles et rares. Il y a une telle attention de la communauté internationale sur elles qu’elles sont encore plus valorisées, et donc très recherchées.

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Portrait de Gyselène. © Patricia Willocq

 

Les personnes atteintes d’albinisme que tu as rencontrées, enfants comme adultes, acceptaient-elles facilement de se laisser prendre en photo ?

Oui, car je prenais beaucoup de temps pour leur expliquer qu’à travers mon travail, je comptais les aider, ainsi que les autres personnes atteintes d’albinisme en Afrique. Je tente de les ériger en modèles pour que d’autres puissent se dire que l’albinisme n’est ni une honte, ni un frein à la construction personnelle. Elles ont toutes accepté, sauf une.

Une fois, c’est moi qui ai hésité à prendre la photo. Je m’étais rendue dans un village pour rencontrer une petite fille les atteinte d’albinisme et d’un cancer de la peau. Sa mère ne savait pas qu’elle devait l’habiller avec des vêtements qui couvrent tout son corps, et lui mettre des lunettes de soleil et un chapeau à bord large. Car évidemment, il n’y a pas de crème solaire là-bas.

Cette femme s’est mise à pleurer, personne ne lui avait jamais dit ce qu’il fallait faire pour protéger sa fille. J’ai finalement décidé de prendre une photo pour l’envoyer dans un hôpital. Aujourd’hui, la famille a intégré la fondation Mwimba Texas.

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« Les déficiences visuelles dont souffrent les enfants atteints d’albinisme sont un obstacle majeur dans leur apprentissage. En effet, puisqu’ils ne voient pas bien le tableau, ils ont plus de difficultés à suivre les cours. Or, le problème ne fait que s’aggraver lorsqu’ils sont envoyés au fond de la classe en guise de punition. Il est donc essentiel de sensibiliser les professeurs, pour qu’ils aient une attention particulière envers ces enfants. » © Patricia Willocq

 

Ton projet a été salué par la communauté internationale. Il a notamment été primé au concours Unicef Photo of the Year Award 2013 et a été exposé par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et par l’Unesco, pour ne citer que les plus grands. T’attendais-tu à un tel succès ?

Pas du tout. Au moment où je faisais les photos, mon but était de changer les choses, mais je ne savais pas comment. Le fait de gagner un prix a crédibilisé l’ensemble de mon travail, en plus de lui apporter une dimension internationale. Sans cela, je n’aurai jamais pu avancer dans mon projet.

 

On te sent très motivée. Aujourd’hui, quelles sont les suites que tu comptes donner à Blanc Ébène ?

Après avoir toqué aux portes de toutes les entreprises à Kinshasa pour récolter des fonds, la fondation Mwimba Texas et moi-même avons pu envoyer des personnes atteintes d’albinisme dans des centres ophtalmologiques. Elles souffrent en effet de graves problèmes visuels et, par conséquent, les enfants ont un accès compliqué à l’éducation. Celles et ceux qui ont la chance d’aller à l’école ne voient pas le tableau. Or, le savoir et la connaissance sont la source de leur intégration. C’est important de leur donner des loupes ou des lunettes, pour qu’elles et ils puissent apprendre à lire et écrire.

À chacune de mes expositions, je récoltais des vêtements à manches longues et des chapeaux à bord large. Enfin, en partenariat avec l’ambassade américaine, nous avons mis en place la possibilité d’un micro-crédit pour les femmes qui sont atteints d’albinisme ou qui ont eu des enfants atteints d’albinisme. Si elles sont abandonnées par leur mari, elles doivent pouvoir subvenir aux besoins de leur famille.

 

Quels sont tes prochains projets ?

Je ne veux pas trop en dire, mais je voudrais vraiment développer un projet sur l’environnement. Faire prendre conscience de l’irréversibilité du réchauffement climatique et de notre rôle à jouer. Après, il sera trop tard…