Après avoir vu passer quelques commentaires dithyrambiques sur la superproduction de Netflix (et aussi parce que Matt Smith était au casting), regarder The Crown me paraissait naturel. Et pour quelqu’une qui ressent le manque de Downton Abbey chaque jour, c’était inévitable. Je n’ai pas été déçue du voyage, mais il m’a pourtant fallu dépasser l’outrecuidance des décors pour franchir les portes d’un système cloisonné, lever le voile sur la création d’une mythologie moderne.
[Cet article contient des spoilers.]
En toute honnêteté, l’envie d’écrire un article sur The Crown après avoir visionné la série n’était pas une évidence. De prime abord, le show peut être perçu comme une énième accolade sympathisante à la monarchie. Un petit coup de nostalgie qui résonne comme un « Ah ! c’était mieux avant ! » Et très franchement, en 2016, il paraît outrageant de valider un système archaïque et inégalitaire en glamourisant le tout avec des décors d’une rare beauté. S’il est un gros reproche que l’on peut faire à la série, c’est que spectatrices et spectateurs sont, pendant un long moment, incapables de déterminer quelle est l’intention du showrunner Peter Morgan derrière ce portrait du début de règne d’Élisabeth II.
Dépeindre l’existence de ces hommes et femmes privilégié-e-s sans tomber dans la caricature, la simplification, le tout sur fond de musique oppressante et dramatique, n’est pas chose aisée. Voir des riches s’élancer au galop parce que la vie est trop injuste ou se lamenter sur leur condition difficile, entourés de dorures et de servant-e-s, peut rapidement devenir agaçant, si ce n’est complètement offensant.
Mais même si The Crown n’est pas exempte de défaut, il faut persévérer. La série a plus à dire que ses silences gênés et son outrance, ses costumes magnifiques et cette royauté terrassée par le poids de ses privilèges. Elle est son propre commentaire.
La mystique de la monarchie
Son atmosphère est écrasante. Tout le monde fume, boit, meurt, il règne partout des relents de mort. Le grand drame historique est construit comme un film de dix heures, dont le rythme se cale sur l’ensemble des épisodes. Et c’est épuisant. Le montage et la réalisation nous emmènent au-delà des dorures, des airs pompeux et des belles tenues, et ne participent qu’à construire la mystique de la monarchie et à en révéler les secrets.
Une monarchie comme celle-ci n’a véritablement qu’un rôle au sein de son royaume. Il s’agit d’une distraction pour le peuple, pour celles et ceux qui sont oppressé-e-s par le système qui les gouverne. En somme, c’est là une distraction du monde réel, tout comme le sont les séries télévisées en 2016. Ce jeu de résonance entre la Couronne de la fiction et celle de la réalité traverse la série. The Crown parvient, grâce à une écriture scénaristique absolument fascinante, à tisser un postulat fort quant à sa propre fonction en apposant des couches de lecture.
« La Couronne doit toujours gagner »1, nous assène-t-on. Oui, mais par quels moyens ? Et surtout pourquoi ? Pour faire diversion, évidemment. La musique de Hans Zimmer vient assidûment nous assourdir pour faire surgir un sentiment de grandiosité, un pur subterfuge destiné à nous faire oublier la fâcheuse vérité.
Tout le protocole nous est exposé – jusque dans ses plus ridicules aspects –, mais que demeure-t-il lorsque l’on enlève la « couche de peinture » qu’évoque le détestable prince Philip ? Les symboles sont ici des sorts magiques destinés à endormir la masse. Sans ces artifices, il ne reste rien. Qu’un système absurde :
Qui veut de la transparence quand on peut avoir de la magie ? Qui veut de la prose quand on peut avoir de la poésie ? Si on lève le voile, que reste-t-il ? Une jeune femme ordinaire au talent modeste et de peu d’imagination. Mais enveloppez-la comme ça, oignez-la d’huile sainte, et subitement qu’obtenez-vous ? Une déesse.2
Créer une mythologie est également une manière de s’approprier la narration, de la modeler à sa volonté, d’utiliser le pouvoir comme plume pour écrire le fameux récit national. Et tout comme la mythologie antique, celle de la Couronne tente de créer du sens. Dans cette mythologie monarchique télévisée, hautement politique, on se fait scribe, on se fait correcteur-trice d’opprimé-e-s. Dès le début de la série, le sacre d’Élisabeth II est présenté comme un présage de mauvais augure, figuré par la couronne en papier qui se trouvait dans le bureau de son père, lorsqu’elle était enfant. Tout conduit à une seule chose, la création du symbole Élisabeth II : « Notre déesse à nous. »3
Le bruit et la fureur
Car la série est avant tout centrée sur ce qu’il s’opère dans la cour de Saint James, et plus particulièrement sur les rouages qui permettent à la monarchie de se perpétrer. En son cœur : la reine. The Crown parvient – assez habilement, il faut le dire – à présenter les deux faces d’une réalité, parfois pas loin du huis clos. On voit peu à peu Élisabeth s’effacer pour devenir cette figure quasi divine, immuable, insondable. Dès l’instant où la future souveraine, enfant, couronne son père – alors qu’il se prépare à son intronisation –, son histoire est constamment ajustée pour correspondre aux attentes de la royauté.
Son sacre est une clé pour la compréhension de la série. Il y a ce que l’on laisse voir aux sujets (le couronnement) et ce qui se passe en vase clos (l’onction). Des années après, nous sommes invité-e-s à soulever un coin du voile grâce à la magie de la télévision du XXIe siècle. La monarchie est disséquée, au même titre que George VI lors de son opération des poumons.
Bien qu’Élisabeth choisisse de garder son prénom pour son règne – comme une affirmation de son identité –, tout ce qui suivra la mort de son père consistera à effacer son individualité :
Ne rien faire est la plus dure des tâches. Et ça réclamera toute ton énergie. Être impartiale n’est pas naturel, pas humain. Les gens voudront toujours que tu souries, acquiesces ou fronces les sourcils. Mais dès l’instant où tu le fais, tu prends position, tu affirmes un point de vue. Et c’est la seule chose en tant que reine que tu n’as pas le droit de faire4, lui explique sa grand-mère.
Dans la scène où nous entendons « la Couronne doit toujours gagner », Élisabeth est en train de revêtir ses habits de deuil. Mais symboliquement, il ne s’agit pas de celui de son père, qui vient de mourir, mais de celui de sa propre personne.
Il y a dans l’ombre de cette disparition symbolique un discours intéressant sur la manière dont une matriarchie cachée existerait au sein de la Couronne. On découvre peu à peu que derrière les airs pincés de la reine mère et de la grand-mère réside la volonté de contrôler et de superviser. Parce que, finalement, elles ont compris qu’Élisabeth se bat contre le protocole – et échoue continuellement – depuis longtemps. La confrontation ne marche pas, il faut respecter les règles et faire marcher son influence en coulisse.
Ce qui est caché
En l’occurrence, c’est par touches discrètes mais récurrentes que The Crown aborde la question de la place des femmes. L’un des premiers plans d’Élisabeth la montre cachée derrière un rideau. En retrait. Et ponctuellement, on voit des femmes « à l’arrière » : l’assistante de Winston Churchill derrière la porte de la salle de bain, la compagne du même aperçue derrière une fenêtre, etc.
Symboliquement, la prise de pouvoir de la reine est signifiée par le franchissement d’une porte. Elle passe devant. Peu à peu, Élisabeth s’affirme, et celle qui avait insisté pour que l’on ajoute le mot « obéir » dans ses vœux de mariage commence progressivement à maîtriser les codes (et ce, pour mieux les détourner). L’exemple le plus prégnant est la façon dont les invité-e-s doivent être reçu-e-s par la reine, c’est-à-dire debout face à face. Peu à peu, la jeune femme, en s’asseyant, invite ses convives à se mettre à son niveau, lesquel-le-s finissent par s’asseoir avec elle. Ce rapport de force par la position assise est l’un des gimmicks de la série, le plus puissant étant celui de son couronnement, durant lequel elle oblige Philip à s’agenouiller devant elle, alors qu’elle est installée sur le trône. Son mari, animé par ses insécurités de mâle dominant, accepte finalement cette soumission, qu’il considère néanmoins comme une humiliation.
Cette femme, à qui l’on répète de ne montrer aucune faiblesse, de cacher ses émotions du regard d’autrui, et dont la mère vante le fait qu’elle sait quand elle doit se taire, voit sa conscience éclore de fil en aiguille. Elle est la cheffe de famille, celle qui a le pouvoir, qui peut avoir le dernier mot si elle le désire, comme elle a fait accepter son mariage avec Philip : « Elle nous a tous fait changer d’avis. En ouvrant à peine la bouche. »5 Élisabeth s’impose progressivement, confronte les anciens du gouvernement à son genre et à son âge, tout en suivant ce qu’on lui a appris et ce qu’elle maîtrise parfaitement : le protocole. Elle utilise les codes pour ses propres desseins. Et à sa mère qui lui dit : « On doit tous accepter nos limitations dans la vie »6, elle répond en prenant un instructeur.
Élisabeth incarne avant tout la descendante des reines qui l’ont précédée. Ses envies d’une existence plus humble n’ont très vite aucune importance, car son deuil est fait. Elle est dorénavant l’institution qu’elle représente.
The dignified and the efficient
La base des institutions britanniques est a priori relativement intelligible : « Le côté digne donne de l’importance et de la légitimité au côté efficace et n’est responsable que devant Dieu. […] Ces deux institutions, la Couronne et le gouvernement, le côté digne et le côté efficace, ne fonctionnent que quand elles se soutiennent, se font confiance. »7
En 1922, Henry David Thoreau écrivait dans Walden ou la Vie dans les bois :
Les nations sont possédées de la démente ambition de perpétuer leur mémoire par l’amas de pierre travaillée qu’elles laissent. […] La majeure partie de la pierre qu’une nation travaille prend la route de sa tombe seulement. Cette nation s’enterre vivante.
Deux idées sont soulignées ici : la mémoire et les espaces créés pour celle-ci. L’un des plus grands « temples » de la monarchie anglaise est bien sûr Buckingham Palace, la tombe néoclassique de la Couronne. Car les vestiges de l’histoire érigés en monuments peuvent souvent être vidés de leur sens au fil du temps.
D’où la proposition de Philip de filmer le couronnement. « Rien ne change à la cour de Saint James »8, si ce n’est la méthode de communication des institutions. La simple idée de diffuser au peuple cet événement sacré provoque des débuts d’AVC aux ministres. Pourtant, cette apparente « démocratisation » de la monarchie a probablement sauvée cette dernière. Le mythe se fait alors reconstruction de l’imaginaire national.
Ainsi, le système des institutions ne progresse qu’en apparence. Là où tout se joue, le pouvoir limité de la reine perdure, l’absurdité des règles et du devoir à tout prix persiste. Quand bien même briser les codes archaïques semble une nécessité, pour les actrices et acteurs de la monarchie, pour leur survie, elles et ils préfèreraient s’enterrer vivant-e-s que de réformer le système, peu importe que celui-ci repose sur un socle raciste, impérialiste, sexiste, colonialiste et inégalitaire.
L’impérialisme britannique
Élisabeth prend place dans un moment de transition pour l’empire britannique, qui s’étiole après la Seconde Guerre mondiale. Dans la série, les mouvements indépendantistes sont évoqués, ainsi que leur montée et la perte d’influence de la Couronne. De nombreux États du Commonwealth finiront par réussir à s’en extirper.
Dans l’épisode Hyde Park Corner, Élisabeth et Philip sont au Kenya (voyage durant lequel elle apprendra la mort de son père). Le point positif est que cet épisode tend à montrer Philip pour ce qu’il est : un raciste (« Ce n’est pas un chapeau, c’est une couronne »9, le reprend sévèrement Élisabeth alors qu’il infantilise le roi kenyan). Néanmoins, le malaise grandit quand les habitant-e-s sont filmé-e-s en train de regarder silencieusement s’éloigner le cortège royal, dans une sorte de haie d’honneur. Il est difficile de savoir si, encore une fois, c’est la soupe amère et froide d’un racisme ordinaire et télévisuel qui nous est servie, ou si – la suite nous le confirmera – cette scène est à prendre en compte sur une œuvre totale de 10 heures.
Car le racisme de la Couronne s’incarne essentiellement à travers la soi-disant supériorité des Britanniques, des Blanc-he-s, qui « civilisent » les autochtones « pour leur bien », au cœur des colonies… Élisabeth exprime parfaitement cette idée dans son discours en Rhodésie, à la fin de la saison. Le plan est d’ailleurs similaire à celui qui montrait le peuple kenyan : tandis que se fait entendre l’hymne God Save the Queen, le silence des Rhodésien-ne-s fait écho à celui des Kenyan-e-s, lui donnant alors une tout autre dimension.
Même dans le prétendu changement représenté par la jeunesse (en les personnes d’Élisabeth et de Philip), on retrouve des idéaux coloniaux et impérialistes équivalents. Le rejet de cette pensée est incarné par l’Égypte, qui affiche « Mort aux impérialistes »10 sur la façade de l’hôtel Shepheard, comme la Couronne son blason. L’insurrection gronde, et c’est à la fin de la saison que l’impunité de la royauté est enfin confrontée. À l’aube de la révolution égyptienne de 1952, on assiste à un dîner où le Premier ministre et Gamal Abdel Nasser se croisent. Un véritable guet-apens orchestré par les Anglais.
Encore une fois, Peter Morgan souligne l’importance du récit et du propos rapporté. Du tissage de la mythologie. Ce dîner est raconté par le Premier ministre à la reine. Ainsi, on entend les mensonges d’un homme. Mais la caméra, elle, devient l’outil révélateur de vérité et nous dévoile la situation telle qu’elle s’est produite : la manipulation des impérialistes pour pousser au conflit et à la haine. Nasser n’est pas dupe : « L’Angleterre et les Européens méprisent les Arabes. »11
La construction d’une suprématie fait aussi partie de la mythologie monarchique, peu importe la façon dont cela est tourné dans les livres d’histoire. Comme tout autre pays avec un fort passé colonial, le Royaume-Uni trouve ses origines dans un système construit sur l’oppression des peuples, et dont les stigmates sont encore réels. Mais si les institutions ne se chargent pas d’assumer ce fait, n’est-ce pas le rôle de l’artiste d’exposer, d’expliquer et de dénoncer ?
Le devoir de l’artiste
Consacrer un épisode entier à la passion de Churchill pour la peinture peut sembler saugrenue. Pourtant, The Crown révèle enfin sa note d’intention. Durant une discussion entre l’homme politique et son portraitiste, Graham Sutherland, ce dernier explique que dans l’art du portrait, « soit l’artiste gagne, soit il perd »12. Cette phrase, modeste, peut s’appliquer à la série, à sa volonté d’établir le portrait d’une époque, d’un système, à travers une galerie d’individualités. L’écriture donne du sens, et celle d’un scénario, d’un story-board, ne déroge pas à la règle. Mais la difficulté réside dans la trahison subjective. Laquelle est discuté par Churchill et le peintre :
– Ce sera un portrait de type flatteur ou plutôt réaliste ? Allez-vous me représenter en chérubin ou bien en bulldog ?
– J’imagine qu’il y a des tas de M. Churchill.
– En effet. Pendant que vous le cherchez, ne ressentez pas le besoin d’être trop exact.
– Pourquoi ? L’exactitude, c’est la vérité.
– Non, pour ça, on a l’appareil photo. La peinture est un art supérieur. Je peins un peu moi-même.
– Je sais, monsieur.
– Et je ne laisse pas l’exactitude entraver la vérité si je n’en ai pas envie. Si je vois un paysage qui me plaît, mais que l’usine dans le fond ne me plaît pas, je ne la peins pas.13
L’essence de The Crown est dévoilée. « To paint », c’est aussi représenter, figurer. L’on assiste à un pur débat artistico-philosophique, questionnant une tension entre la romantisation et la réalité, présente durant toute la série. On nous peint la beauté de la royauté, esthétique, tout en nous exposant l’ablation d’un poumon du roi en gros plan, l’onction d’Élisabeth II, les commentaires des opposant-e-s de l’époque. L’exécution de la toile nous est montrée au même titre que celle du célèbre portrait disparu de Winston Churchil, peint en 1954 par Sutherland.
Comme les institutions gouvernantes du Royaume-Uni qui se divisent en deux – « the dignified and the efficient » –, The Crown se scinde entre la flatterie et la réalité de la monarchie anglaise. Et il semble que ce soit aux spectatrices et aux spectateurs, avatars du peuple, de savoir quoi en retenir. Et surtout, si elles et ils veulent y croire ou non.
1 The Crown must always win.
2 Who wants transparency when you can have magic? Who wants prose, when you can have poetry? Pull away the veil and what are you left with? An ordinary young woman of modest ability and little imagination. Wrap her up like this and anoint her with oil and hey, presto — what do you have? A goddess.
3 Our very own goddess.
4 To do nothing is the hardest job of all. To be impartial is not natural. People will always want you to frown or smile – and the minute you do, you will have declared a point of view. And that’s the one thing, as sovereign, you cannot do.
5 She turned us all on our heads. And barely opened her mouth in the process.
6 We all have to accept our limitations in life.
7 The dignified gives significance and legitimacy to the efficient and is answerable only to God. […] Two institutions, Crown and government, the dignified and the efficient, only work when they support each other. When they trust one another.
8 Nothing change in the court of Saint James.
9 It’s not a hat, it’s a crown.
10 Death to the imperialist.
11 Britain and the West despise Arabs.
12 The artist either win or loses.
13 – So, will we be engaged in flattery or reality? Are you going to paint me as a cherub or a bulldog? – I imagine there are a great number of Mr. Churchills. – Yes, indeed there are. Well, as you search for him, perhaps I can implore you not to feel the need to be too accurate. – Why? Accuracy is truth. – No. For accuracy, we have the camera. Painting is the higher art. I paint a bit myself, you know. – Yes, sir, I know. – And I never let accuracy get in the way of truth if I don’t want it to. If I see some landscape I like, and I wish there wasn’t a factory in the background, I leave the factory out.