Cet automne, le cinéaste sud-coréen Park Chan-wook est revenu avec son quinzième film, Mademoiselle. Salué par la critique, il explore les méandres de la perversité humaine dans les replis du raffinement aristocratique. Si le film est aussi une ode à la révolte féminine dans ses aspects les plus subversifs, il expose également la résurgence macabre d’un monde qui bâillonne les femmes. Bien loin du long-métrage féministe présenté par la presse.
Mademoiselle, le dernier film de Park Chan-wook (surtout connu en France pour Old Boy), a été annoncé par la critique comme un coup de maître. Thriller psychologique et romance en huis-clos dans la Corée des années 1930 sous domination japonaise, il emprunte à l’univers d’Oliver Twist le petit monde des orphelin-e-s pickpockets sous la coupe de leur boss.
La jeune Sookee se voit confier une mission par un habile maître escroc qui se fait passer pour un comte. Elle est employée comme femme de chambre de Hideko, la nièce d’un riche Japonais (en réalité, un Coréen ayant fait fortune en se faisant passer pour un Japonais). Avec l’aide de son espionne, le faux comte entend séduire cette mademoiselle, l’épouser, puis la faire interner, pour hériter de ses biens. Hideko, quant à elle, jeune femme d’une grande beauté, bien qu’apathique en apparence, vit enfermée et est destinée à épouser son oncle, dont la sévérité masque à peine la perversité. Seulement, l’ingénue poupée de porcelaine va finalement se révéler moins innocente qu’il n’y paraît…
Sookee rentre avec succès dans l’intimité de Mademoiselle, jusqu’à lui faire découvrir − croit-elle − les plaisirs de la chair. De son côté, le faux comte est bientôt engagé pour être son professeur de peinture et entame sa tentative de séduction. Il ignore qu’une alliance affective et secrète se prépare entre les deux jeunes femmes, pour se libérer de leurs bourreaux.
Montrer le monstre
L’histoire du jeu de dupe qui se retourne contre son instigateur devient le moteur principal de la trame narrative. Il renvoie autant au genre policier qu’à celui du film d’horreur, notamment représenté ici par la grande demeure d’inspiration mi-japonaise, mi-anglaise. Dans cette maison hantée, certains recoins sont des pièces interdites.
Fidèle au genre de l’horreur, le film de Park Chan-wook contient un monstre, sous les traits de l’oncle sadique. Il fait figure d’ogre et nous attire vers les abîmes d’un univers pervers où chacun manipule l’autre. Mademoiselle semble en être la chose, ou plutôt l’instrument. En effet, se tiennent chez son oncle des soirées très spéciales, au cours desquelles de riches hommes viennent écouter (et voir) Hideko lire des ouvrages érotiques, mise en scène comme objet de fantasme.
L’atmosphère de ces lectures, baignées dans le décorum hybride, évoque directement les écrits du Marquis de Sade. Un parfum de perversité imprègne chaque plan, avec la possibilité, peut-être, de basculer dans l’hémoglobine. Le flirt avec le gore n’aboutit cependant qu’à la fin…
Film noir, film érotique
Dans chacune des trois parties du film, les rapports de force entre les personnages peuvent changer. Au passage, sont exposées les entrailles qui lient nos sociétés à l’érotisme et au refoulement des pulsions sauvages, sous un vernis de civilisation.
Seule l’étreinte charnelle entre Sookee et Hideko − alliance érotique enclose dans une chambre et hors de tout regard masculin − semble constituer une espèce de vérité. Cette dernière fait exploser l’absurdité des idéologies masculines qui réduisent les femmes au statut d’objets.
Par une interprétation libre et solidaire de leur propre sexualité, défaite de la domination des hommes, elles donnent à voir un paradoxe destiné à ne pas être résolu : on ne peut pas parler de tout. Parler de quelque chose, c’est se l’approprier ou tenter de le faire. Or, ici, la parole n’a (trop) longtemps été donnée qu’aux hommes.
Park Chan-wook déteste-t-il les femmes ?
Le film fait en apparence la part belle aux femmes qui survivent à la cruauté masculine. On pourrait crier victoire, mais il demeure une insatisfaction gênante. Bien sûr, elles s’émancipent et se libèrent. Mais on retrouve malgré cela l’idée qu’une femme serait un petit animal étranger. Le regard sur elle, on le sent, est masculin. Les femmes sont un danger, et Mademoiselle répugne à exposer leurs ébats à l’air libre. Elle les cache. Dans la scène finale, elles reproduisent l’une des mises en scène décrites dans les livres de l’oncle-ogre… dans une cabine de bateau. La révolte des femmes n’excédera pas le cadre d’un fantasme de cinéma.
L’idée que tout a déjà été écrit dans les livres, reflétant les fantasmes des hommes et leur ambition à tout délimiter, tout nommer, tout transcrire, que ladite ambition semble être la source de tout, reste comme une plaie gênante. Et on peut décrire Mademoiselle comme ceci : une plaie gênante, un monstre informe, à l’image de la pieuvre dans son bocal qui se trouve dans la salle de torture de l’oncle, au sous-sol.
Le désir souhaite s’étendre et se reformer hors de ses bornes, éclater le cadre contraignant qui l’enserre. Park Chan-wook, lui, reste un homme qui se demande s’il faut donner la libre parole aux femmes, ou se complaire à les voir s’ébattre entre elles.