Peut-on assécher un chef-d’œuvre à force de répéter sans conviction ses plus beaux fragments ? La playlist littéraire du jour rend hommage à Shakespeare, et plus précisément à son Hamlet. Suspendus entre comédie et tragédie, entre ombre et lumière, sans jamais céder à la réponse facile d’une vision dichotomique du monde, les textes de l’auteur anglais – dont l’œuvre a été si décortiquée qu’il n’en reste que l’os – nous demande le temps de la lecture, la coupure du temps, le silence d’une pièce et du monde tout autour.
Nous voilà assis à contempler la fin du monde. Les jambes fatiguées et l’esprit embrumé sont devenus nos repères pour une journée réussie. L’écran s’allume dans un clic presque inaudible par l’habitude que l’on se donne de l’enclencher chaque jour. C’est ainsi que l’on se prépare au sommeil éveillé, à l’aliénation quotidienne d’un cadre animé, telle une toile mouvante, dont le détail pointilliste se change en pixels dans cette œuvre picturale inarrêtable. Dormir ainsi pour arrêter de rêver, car l’espoir se fait absent des esprits occupés, ceux qui s’obstinent à ne plus méditer. Il y a dans cette contemplation d’une créature inerte quelque chose de triste et beau, de terriblement commun, d’incroyablement consommé. Comme un amour qui n’est plus, ou cette tasse de café au fond séché et à l’odeur âpre, négligemment oubliée sur une table en préfabriqué. Tout peut-il finir dans le grésillement d’un téléviseur ? Insensé et commenté, magistralement orchestré ? Tout peut-il se contenir dans le rien, dans l’absence même, dans le trou noir de nos cosmos bétonnés ? Enfin connecté-e-s aux réseaux de la voix unique qui nous assène d’avoir peur, terrorisé-e-s de notre ombre comme poursuivie par nos doubles évanescents, l’on se décompresse avec la grâce d’un pneu usé. Ainsi débranché-e-s, l’existence se fait plus douce, moins réelle, et à la linéarité du temps, l’on oppose la sinuosité d’un exercice d’hypnose consentant, récurrent, amnésique. Enfin, la transe s’arrête, quand une voix se fait entendre derrière la porte. Un écho si proche de la réalité si facilement évitée, qui nous revient sous la forme d’une visite. Ce noble étranger, qui ne l’est pas tant que ça, est enfin le miroir que l’on cherche vainement dans des écrans de projections crétines. Voilà la délivrance tant attendue, voilà que répond une autre voix que la tienne pour qu’enfin cesse le renoncement existentiel qui nous guette à chaque pas.
Annabelle Gasquez
To be, or not to be? That is the question—
Whether ’tis nobler in the mind to suffer
The slings and arrows of outrageous fortune,
Or to take arms against a sea of troubles,
And, by opposing, end them? To die, to sleep—
No more—and by a sleep to say we end
The heartache and the thousand natural shocks
That flesh is heir to—’tis a consummation
Devoutly to be wished! To die, to sleep.
To sleep, perchance to dream—ay, there’s the rub,
For in that sleep of death what dreams may come
When we have shuffled off this mortal coil,
Must give us pause. There’s the respect
That makes calamity of so long life.
For who would bear the whips and scorns of time,
Th’ oppressor’s wrong, the proud man’s contumely,
The pangs of despised love, the law’s delay,
The insolence of office, and the spurns
That patient merit of th’ unworthy takes,
When he himself might his quietus make
With a bare bodkin? Who would fardels bear,
To grunt and sweat under a weary life,
But that the dread of something after death,
The undiscovered country from whose bourn
No traveler returns, puzzles the will
And makes us rather bear those ills we have
Than fly to others that we know not of?
Thus conscience does make cowards of us all,
And thus the native hue of resolution
Is sicklied o’er with the pale cast of thought,
And enterprises of great pith and moment
With this regard their currents turn awry,
And lose the name of action.—Soft you now,
The fair Ophelia!—Nymph, in thy orisons
Be all my sins remembered.
Hamlet, acte 3, scène 1, William Shakespeare, 1603
Être, ou ne pas être, c’est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte ? Mourir… dormir, rien de plus ; … et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du coeur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c’est là un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur. Mourir… dormir, dormir ! Peut-être rêver ! Oui, là est l’embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter. C’est cette réflexion-là qui nous vaut la calamité d’une si longue existence. Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations, et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes, s’il pouvait en être quitte avec un simple poinçon ? Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d’action… Doucement, maintenant ! Voici la belle Ophélia… Nymphe, dans tes oraisons souviens-toi de tous mes péchés.
Hamlet, acte 3, scène 1, William Shakespeare, 1603, traduit par François-Victor Hugo.
Tracklist :
- Boards of Canada – Reach for the Dead
- Yusuke Tsutsumi – Summer
- Forest Swords – Anneka’s Battle
- Gazelle Twin – I am Shell I am Bone
- Tropic of Cancer – A Color
- Exploded View – Orlando
- Machine Woman – Very Kind Human Being
- Oake – Jardin d’évasion
- Bat for Lashes – Widow’s Peak
- Kate Tempest – Europe Is Lost
Pour celles et ceux qui préfèrent Spotify, c’est par là.
Toute l’œuvre de William Shakespeare est libre de droits.
Image de une : The Mask of Truth. © Andrea Castro