En cette ère sobrement nommée « post-Obama », les minorités des États-Unis doivent faire face à l’isolement progressif, à la limitation de leurs droits durement acquis et user de toute leur résilience pour faire front. Avec Moonlight, le réalisateur Barry Jenkins nous ouvre les portes d’un monde teinté de noir et de bleu. Il met en scène les luttes contre soi, contre les autres, en partant d’une simple question : comment vit-on lorsque l’on est un jeune noir homosexuel dans un quartier défavorisé de Miami ?
Chiron est le jeune héros du film de Barry Jenkins, qui le voit évoluer dans trois âges de sa vie : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Il est successivement joué par Alex R. Hibbert, Ashton Sanders et Trevante Rhodes. Exclu dès l’enfance en raison de sa différence, surnommé « Little » pour son allure frêle et sa timidité, Chiron trouve refuge auprès de Juan (Mahershala Ali), un dealer charismatique et paternel, et de sa compagne Teresa (Janelle Monáe). Il et elle s’occupent alors de lui, palliant les manquements d’une mère toxicomane (Naomie Harris).
À l’adolescence, il découvre avec Kevin, un garçon de son âge, sa sexualité. Leur histoire d’amour illustre les difficultés rencontrées par la population gay et noire aux États-Unis, au même moment où la communauté afro-américaine se replie sur elle-même, dans un climat hostile à la différence.
Un essai cinématographique comme un miroir
Ce film esthétique ne traite pas seulement de l’homosexualité au sein de la communauté noire américaine. C’est aussi un film sur cette dernière, qui apparaît comme un monde en soi, perçu comme autonome et générateur de ses propres codes. L’homosexualité dans ce cadre est à l’image de la marginalisation des Noir-e-s dans la société américaine elle-même : une mise en abîme terrible qui expose les codes intérieurs de la culture des Noir-e-s américain-e-s.
Avec une poétique du dévoilement, le film met en scène les errances des personnes découvrant ou vivant avec leur homosexualité dans ce contexte. Elles sont exposées en demi-teinte au cours du cheminement quasi-mutique de Chiron. D’une certaine manière, Barry Jenkins a le bon goût et la sensibilité de laisser aux protagonistes du film la chance d’errer et de faire eux-mêmes leurs propres erreurs, sans jugement. De là peut naître la nécessité d’un choix.
Ce que le sociologue Paul Gilroy analysait sous le concept de « double consciousness » est ici brillamment illustré, entre autres, par la déformation du langage : « Who is you ? » (littéralement « Qui est toi ? »). Il ne s’agit pas tant de savoir qui est l’autre pour lui-même ou elle-même, comme une évidence simple assignée par l’état civil. Il s’agit au contraire de désigner l’image sociale que l’individu-e choisit, compose et donne à voir à travers un ensemble de codes. Le héros est ici Little, Chiron, puis Black, des noms qui désignent tour à tour qui il est, que ce soit aux yeux des autres ou des siens.
Le règne des images achevé
Le constat est sans appel sur la tragédie vécue par la jeunesse afro-américaine des quartiers les plus défavorisés. Pour survivre, il n’y a pas de choix : soit l’on vit d’un métier mal payé et peu considéré, soit l’on deale. L’existence se divise en deux, et la liberté d’agir se limite à celle dont on dispose. Être homosexuel-le par-dessus le marché est une double peine. Dès l’enfance, les jeunes sont poussé-e-s à s’endurcir, surtout dans les milieux masculins. Quiconque s’avise à aller à contre-courant doit en payer les conséquences. Seul-e-s les dur-e-s survivent, et la persécution du faible entretient un semblant d’ordre, de hiérarchie. Chiron franchit un cap en se vengeant d’avoir été tabassé par ses camarades et, dès lors, est contraint à choisir son camp. Son histoire d’amour avec son ami d’enfance, une fois adulte, est ce qui le sauve, le rappelle à ce qu’il est dessous l’image sociale qu’il s’est fabriquée.
L’uniformisation au sein de la communauté passe ici par la manière de réagir à la précarité afin de se préserver. Chiron, obligé de se plier à cette manière d’endosser la misère, doit alors trouver la force de rompre avec ce cycle d’imitation des aînés pour accepter qui il est vraiment.
Barry Jenkins met habilement en scène, avec une justesse rarement atteinte sur le sujet au cinéma, ce qu’il y a de caché dans l’homosexualité, ce qu’il y a de non-dit. Le long-métrage dévoile peu à peu les différentes strates et étapes de la découverte perpétuelle de nous-mêmes. Ce que l’on dissimule, à soi et aux autres, derrière des visages qui sont pourtant les nôtres.
Ici, la mer est un élément naturel omniprésent, comme une enveloppe protectrice qui soigne les êtres. Et finalement, le message d’espoir porté par Moonlight tient à sa foi dans la victoire finale des sentiments réels sur le règne des images. Preuve que le courage aussi peut avoir valeur d’exemple.