Marie-Ange est prête à faire chauffer les planches de la scène théâtrale. Mais avant ça, elle t’invite à découvrir les coulisses, les instants qui précèdent le moment M, qui l’anticipent et le préparent. On with the show!
Dehors, le vent souffle, le thermomètre avoisine péniblement le zéro. Pourtant, c’est d’anxiété que je tremble en ce week-end hivernal. Ce soir, je dois brûler les planches.
D’ordinaire, je reste en retrait, planquée derrière mon carnet, faisant danser les personnages au bout de mon crayon. Mais cette fois, à moi d’entrer en scène : c’est la première pour la petite troupe de théâtre amateur dans laquelle j’ai atterri par hasard. Filant sur une nationale de banlieue en direction d’un patelin méconnu au nom beaucoup trop long, je répète une dernière fois mon texte pour éclaircir une voix peu habituée aux décibels.
Un feu rouge m’interrompt, pour laisser traverser un passant au regard dubitatif. L’avisant me dévisager, je prends conscience que je m’époumone, seule dans ma voiture, contre un Ivan Vassilievitch Lomov imaginaire. Pour dissiper le malaise, je tente de le gratifier d’un sourire approximatif qui signifie « Je ne suis pas folle, vous savez ». Mais il me jette un regard consterné et poursuit son chemin, foulant du même pied l’asphalte et ma dignité.
La honte dissipée, un doute me saisit : quelle idée ai-je eue de me lancer dans ce projet ? N’ai-je pas mieux à faire de mon week-end que de jouer les tragédiennes, moi qui garde des souvenirs plus que mitigés de mes dernières expériences théâtrales ? Suis-je maso pour ainsi me faire violence ? Pourquoi renier ma zone de confort pour me donner en spectacle ?
Le feu passe au vert, balayant mes interrogations, et grâce au ronronnement de la route je peux reprendre mon bruyant soliloque sans crainte d’être à nouveau entendue.
Arrivée dans les loges, j’enfile mon costume avec force contorsions, telle la clownesse de Toulouse-Lautrec. Je souris en apercevant les hommes de la troupe, perplexes, aux prises avec une trousse à maquillage. En coulisses, mon partenaire à l’œil rougi par son combat contre le khôl affiche une troublante ressemblance avec un Jack Sparrow ascendant Robert Smith. « The spiderman is having me for dinner tonight… »
Bientôt, les trois coups nous jetteront en pâture au public. Je me demande encore ce que je fais là. Je songe un instant à m’esquiver, mais j’abandonne l’idée pour des raisons pratiques : j’ai troqué mon jean et mes boots pour une jupe XIXe et des talons hauts. Accoutrement élégant s’il en est, mais qui me rappelle le carcan du vêtement féminin. Et puis, je n’ai pas fait tout ça pour me défiler maintenant. « JUST DO IT! », comme dirait un grand moraliste de notre siècle…
Deux heures plus tard, c’est soulagée que je retrouve mes lunettes et mon habit de dessinatrice introvertie. Je n’ai pas flanché, je l’ai fait, et ma myopie avancée réduisant considérablement ma vision du public m’a finalement facilité la tâche. Comme quoi, il n’est jamais trop tard pour vaincre ses vieux démons.
Oeuvres et lieux cité-e-s :
- Une demande en mariage, Anton Tchekhov, 1890
- Florence Foresti imitant Isabelle Adjani dans l’émission On n’est pas couché, 2006
- La Clownesse Cha-U-Kao, Henri de Toulouse-Lautrec, 1895
- Pirates des Caraïbes : La Malédiction du Black Pearl, Gore Verbinski, 2003
- Lullaby, The Cure, 1989
- Just Do It, Shia LaBeouf, 2015