Le studio Laika, à l’origine de Coraline en 2009, fait une quatrième fois ses preuves et s’impose. Dans Kubo et l’Armure magique, le film d’animation se fait poème visuel sur le deuil chez l’enfant, et sur un pouvoir que l’on possède tou-te-s à notre manière, celui de raconter des histoires pour appréhender le monde qui nous entoure.

 

Kubo et l’Armure magique nous présente un petit garçon assez malin et intuitif. Installé au bord de la mer avec sa maman malade, dans une grotte perchée en haut d’une immense falaise, il ne manque pas d’ingéniosité pour subvenir à leurs besoins. Tous les jours, il se rend au village pour conter des histoires aux passant-e-s. Sa particularité : lorsqu’il amorce son récit – qu’il accompagne des airs de son Shamisen –, les bouts de papier qu’il dispose devant lui s’animent et illustrent ses paroles comme autant d’origamis enchantés. Mais tout se complique quand un démon de temps révolus, en lien avec ses parents, se lance à sa poursuite. Pour le sauver, sa mère se sacrifie dans l’espoir de le protéger. S’engage alors une quête initiatique aussi héroïque et fantastique que les aventures de samouraïs qu’aime raconter Kubo, dont le père décédé est la figure principale. Escorté par des créatures magiques et anthropomorphes, Monkey et Beetle, il avance dans la vie sans connaître la fin de son histoire, bien décidé à faire surgir celle de son passé. L’art du conteur est alors la clé qui nous ouvre les portes de la compréhension de ce récit fabuleux.

 

Conter pour se remémorer

Au cœur de Kubo et l’Armure magique, un trésor du stop-motion, existe une beauté sans pareille, mélancolique et fragile. Comme l’ombre d’un-e équilibriste planté-e sur un fil de soie, se mouvant avec grâce. Les créateurs et créatrices du long-métrage usent de la liberté offerte par le cinéma d’animation pour (re)penser le « storytelling », réfléchir à la fonction de l’oralité, de la subjectivité d’une histoire selon celle ou celui qui l’énonce. Kubo, lorsqu’il relate les péripéties affrontées par son père (elles-mêmes narrées par sa mère, puis répétées aux personnes du marché), laisse libre cours à son emphase. Il joue de la narration dont il maîtrise les règles, s’amuse de ses codes. La passation de la parole est totale : par la bande-son, la mise en scène, le rythme, les dialogues, le public. « Les gens aiment qu’il y ait une fin ! » se plaint-on à Kubo, lequel s’enfuit avant la tombée du jour sans jamais conclure ses épopées. Mais ce que les gens ne comprennent pas, c’est que ces épopées sont indirectement un bout de l’existence de Kubo. Comment pourrait-il donc énoncer le dénouement d’un récit inachevé ?

Kubo et l’Armure magique, réalisé par Travis Knight, 2016. © Universal Pictures

Kubo et l’Armure magique envisage magnifiquement la poétisation de la mémoire et de notre rapport à elle, entre fantasme et réalité, clarté et obscurité. La réminiscence est ici abordée à travers la thématique du deuil chez l’enfant (également explorée dans les très beaux Souvenirs de Marnie et Le Chant de la mer). Au commencement, Kubo peut encore s’appuyer sur sa mère, malgré sa condition compliquée, mais à terme, il la perd aussi. Il se retrouve alors orphelin et porteur d’une mission héroïque. « Les souvenirs sont des choses puissantes », dit-on à ce fils de samouraï. Ils peuvent accoucher de notre intériorité. Et, allégoriquement, les réminiscences se manifestent mirifiquement dans les compagnon-ne-s de route de ce jeune héros sur la voie de l’acceptation. Ou dans ses ennemi-e-s, un roi-dieu terrible et des jumelles machiavéliques.

Le film évoque les contes de fées d’antan, les rencontres entre des héro-ïne-s et des animaux parlants, guides factices dans la quête intérieure d’un être sur le chemin moral. Pour autant, le traditionnel combat du bien contre le mal, de l’ombre contre la lumière est dépassé par la volonté de Kubo, l’enfant, figure d’une intimité libre, chez laquelle le compas moral est encore à déterminer. Il représente l’entre-deux.

 

Soulever le voile de la réalité

Friedrich Hölderlin nous rappelait il fut un temps que chacun-e habite poétiquement le monde. Qu’en tou-te-s réside la poésie. Cette pensée issue d’En bleu adorable, souvent extraite et interprétée à l’envi, est devenue une sorte de symbole préromantique. La distinction que faisait pourtant l’auteur dans son texte était importante (relevée par Frédéric Brun dans Habiter poétiquement le monde), celle entre une poésie de l’écriture, « du verbe », et celle de la terre, de la nature.

Kubo et l’Armure magique, réalisé par Travis Knight, 2016. © Universal Pictures

Mais est-il envisageable de poétiser le monde autrement qu’avec le verbe ? La réponse est évidemment oui. La caméra en est un outil, tout comme les instruments de musique, le crayon ou le pinceau. En ce lieu de création, il est possible d’attribuer au quotidien les qualités de l’extraordinaire, de procurer à la plus simple des choses la rêvasserie la plus élevée, de trouver dans un brin d’herbe l’inspiration d’une ode profonde.

Cette démarche est alors distanciation du visible. Peut-être est-ce même le soulèvement d’un voile sur un versant caché de la réalité. Les dessins animés, et les films d’animation, ont ce pouvoir singulier. Par leur esthétique décalée, leur étrange ressemblance à nos apparences et leur mise en scène délivrée et délivrante, ils plongent spectatrices et spectateurs dans des réalités alternatives. N’est-il d’ailleurs pas fascinant de constater que speculum – la racine étymologique latine de spectaculum, et donc de « spectacle » –, signifie « miroir » ? Comme celui que le septième art met face à l’univers. Un miroir déformant dont le rôle serait de poétiser le monde en lui donnant différents aspects. En retraçant d’autres existences ou en les représentant à l’écran.

 

La fin est un commencement en soi

Kubo et l’Armure magique, réalisé par Travis Knight, 2016. © Universal Pictures

Poétiser le monde est aussi une manière d’y apercevoir la beauté, tout en affrontant l’horreur. Une façon de s’extirper d’une vision binaire, où héro-ïne-s et vilain-e-s s’affrontent, pour que le bien triomphe. Kubo sort du lot, en proposant une résolution ouverte, là où, dans les dessins animés, l’on trouve généralement une fin manichéenne à souhait destinée aux enfants.

L’achèvement d’une histoire n’est que le début d’une autre, nous suggère-t-on. Mais surtout, les souvenirs sont une vertu magique dont nous disposons tou-te-s. Ce que nous choisissons d’en faire est entre nos mains. Car raconter des histoires, c’est finalement révéler des vérités sur nous-mêmes, sur les autres, sur ce qui nous entoure. Raconter des histoires, c’est envisager le monde dans toute sa complexité, jusqu’au cosmos.