Manchester by the Sea dépeint le retour dans sa ville natale d’un homme héritant de la tutelle de son neveu à la mort de son frère. Il se heurte alors au poids d’un passé tragique marqué par la mort de ses enfants et la rupture avec sa famille. Oscillant entre tentative de réconciliation et nihilisme, le film de Kenneth Lonergan peine à panser les blessures d’une Amérique coupable et déchirée.
[Cette critique contient de légers spoilers.]
Manchester-by-the-Sea, situé au nord-est des États-Unis, est une ville typique de l’Amérique tranquille, pittoresque et familiale. On y suit les errances de la famille Chandler. Joe (Kyle Chandler) décède brutalement de maladie, et son frère, Lee (Casey Affleck, dont la nomination aux Oscars 2017 montre une nouvelle fois qu’au royaume de l’impunité, les hommes sont rois), est alors nommé tuteur de son fils, Patrick (Lucas Hedges). De retour dans sa ville natale, il doit faire face aux traces laissées par l’accident qui a coûté la vie à ses enfants quelques années auparavant. Séparé de sa femme, Randi (Michelle Williams), il est alors emprisonné dans la culpabilité du survivant, mais aussi dans le monde qui était le sien auparavant, et qui finira par l’exclure, lui signifiant que rien ne pourra plus jamais être comme avant. Quand le film s’ouvre, Lee est l’homme des conséquences, celui qui a échappé à cette captivité sociale géographiquement, mais qui est toujours rongé par la douleur et les remords à des kilomètres de là.
Territoire et fantasme américains
Manchester by the Sea est un film qui rappelle une sorte de pastorale américaine, un idéal naturel, tel qu’il est souvent fantasmé : un territoire vaste et sauvage au sein duquel il n’est possible de survivre qu’à travers la famille, une chose en soi au cœur de cette société, faite de concepts et de préceptes, qui a une identité singulière outre-Atlantique.
Manchester-by-the-Sea est une petite ville de pêcheurs comme le cinéma américain aime les dépeindre : humbles face à la mer. L’isolement de ces populations peint le film çà et là. Les structures familiales pourvoient à la survie de chacun-e dans cette ville située au milieu d’un « nulle part » filmique. Lee semble n’exister qu’à travers deux espaces géographiques : Boston et Manchester-by-the-Sea. Le reste du monde est quant à lui exclu, tout comme l’est cet anti-héros mutique, lors de son retour, par les habitant-e-s de sa terre natale.
Son exclusion après l’incendie de sa maison illustre l’impossible retour d’un homme qui se voit privé d’un sentiment d’appartenance sociale. Lee incarne totalement cette incapacité, mais également l’incapacité d’agir, de parler, de résister, de ressentir quoi que ce soit. Ici, le retour à la normale est irréalisable, comme transposant finalement en Lee toute une population américaine à laquelle on aurait arraché quelque chose, l’unité nationale – mais ne devrait-on pas, en établissant ce parallèle, plutôt parler d’« harmonie » ? – disparue au cœur d’une société américaine troublée.
Le mythe de « l’homme brisé » dans l’Amérique post-11-septembre
Lee incarne donc le mythe de « l’homme brisé », qui n’espère plus continuer à vivre comme il le faisait, et évolue dans les limbes. Hollywood a très vite récupéré cette figure, notamment après le succès de The Dark Knight de Christopher Nolan en 2008. Celui-ci mettait en avant un Bruce Wayne déchiré par l’absurdité du monde, à l’image de la nation américaine après les attentats du 11-septembre. Il est le (anti)héros qui va jusqu’au bout, malgré ses limites d’être humain et celles d’une société bouleversée par des forces maléfiques puissantes.
Le personnage de Lee, s’il ne doit pas faire face à un Joker ou à un Bane, est confronté au cauchemar de l’exclusion. La bêtise de son comportement dicté par les codes sociaux (boire, faire la fête, être peu soucieux de celles et ceux qui l’entourent…) l’a mené au drame et à la rupture avec sa propre famille. Et le poids de la culpabilité est ensuite trop fort pour autoriser un quelconque retour.
Entre nihilisme et culpabilité
On peut appréhender cette culpabilité de deux façons : il s’agit soit de la culpabilité de celui qui possède une forme de pouvoir (le fait d’être le père de famille, même immature) et ne s’en montre pas digne, soit de celle d’une classe dominante qui s’ennuie (les Chandler représentent tout de même une « famille modèle » relativement aisée).
Ce film à la moralité mutique, laquelle est véhiculée par des personnages qui se résignent à ne jamais vraiment savoir ce qu’ils vont faire de leur propre vie, parvient à peine à dépasser le nihilisme. Lee assume d’être une épave et de dériver sans but certain. Ce serait louable s’il laissait une place aux autres pour qu’ils et elles élèvent leur voix, mais il semble persister dans son « n’essayez plus, je ne suis pas viable ».
La perversité singulière du schéma hollywoodien se retrouve dans le fait de dire : « Regardez comme c’est sexy un homme qui lâche prise » (surtout depuis The Dark Knight). De fait, le film se contente de ce constat : « Regardez comme il est beau cet homme qui lâche prise. » Et de nouveau, l’opportunité d’un changement sombre dans la fascination pour sa propre image d’une classe dominante, surtout quand elle cherche à tout prix à démontrer qu’elle aussi souffre et à exposer ses motifs de souffrance.
Manchester by the Sea échoue à nous faire croire que son personnage principal est une critique de la société américaine (blanche), tout en faisant mine d’accepter de souffrir, d’accepter pleinement le mélodrame qui l’habite sans discontinuer. Le long-métrage est plutôt une énième preuve que cette même société n’a pas le courage de la confrontation et se borne à se montrer comme errante, sans même la possibilité d’une option nihiliste.