L’étagère en fer de ma cuisine est un Golem maladroit. Quatre étages, environ un mètre cinquante, deux heures de construction, dix minutes de noms d’oiseaux variés et trois pansements plus tard, elle trône comme un grand squelette.
Sur le premier étage en partant du bas de cette tour infernale, j’ai accumulé aux pieds du petit géant, des plats de toutes sortes, de toutes matières. En guise de genoux cagneux, cinq casseroles, une poêle, un moule à cake, un moule à manqué, une passoire et trois saladiers, ainsi qu’une boîte à goûter. Cet amoncellement précaire semblable à un souk égyptien a tout de même le mérite de servir une cause. En effet, la loi de la gravité, ajoutée à la loi de Murphy, occasionnerait une perte conséquente de vaisselle ; cependant, ce bric-à-brac étant posé sur l’étage le plus proche du sol, il permet une stabilisation adéquate de l’étagère, ainsi celle-ci ne s’écrase-t-elle pas mollement sur le sol. J’ai compté trois strates d’ustensiles permettant la tension des fondations de l’Improbable Golem.
Sur le pénultième étage, c’est-à-dire le troisième en partant du haut, donc le deuxième en partant du bas, j’ai rangé mes assiettes. Comme une colonne vertébrale un peu bancale. En pile, ou plutôt en tas. Les grandes dessous, les petites dessus. Un peu comme sur une photo de famille. J’ai compté un diamètre de vingt-huit centimètres pour les grandes soucoupes, les petites ont quant à elles un diamètre de seize centimètres. Les assiettes ont eu le bon sens et l’astuce d’être assorties, le contour des grandes assiettes est vert anis tandis que leur centre est plutôt rose fuchsia, les petites assiettes sont inversées, un centre vert anis, et un rebord rose fuchsia. À côté du tas d’assiettes qui tient debout au petit bonheur la chance, on trouve six verres assortis, des verres communs, sans grand intérêt. Tout à côté de ces six verres, trois gobelets en plastique que j’ai ramenés de festivals, le logo bien en vue, pour crâner un peu. Enfin, trois autres verres désaccordés, mon premier est un cadeau d’anniversaire, mon second est un souvenir, mon troisième c’est au cas où, mon tout tient comme il peut.
L’étage supérieur est réservé à ma collection de tasses. L’étagère tient toutes ces coupes dans ses grands bras maladroits. De gauche à droite, on trouve un service de six tasses à café d’une élégance désuète : elles sont petites, mesurent environ quatre ou cinq centimètres de haut. Blanches et parsemées de petites fleurs bleues, elles sont recourbées vers l’extérieur en haut, permettant ainsi au liquide de couler directement dans la bouche de l’invité sans tacher sa garde-robe. L’anse de ces tasses est quant à elle délicatement mise sur le côté, dessinant un « s » élégant et permettant la rotation délicate du récipient. À côté, j’ai ajouté quatre mugs qui, pour l’œil expert, peuvent sembler immondes, kitsch, et conduire à la remarque gênée : « Elles sont rigolotes tes tasses, Thibault… » Je les aime bien pourtant ces tasses, ce sont des cadeaux, je n’ai pas trop le choix de toute façon, c’est des cadeaux. Enfin, quatre bols assortis, blancs, creux et d’une parfaite rotondité.
Sur le premier étage en partant du haut, en haut, tout en haut de cette tour boiteuse, en arrière-plan, j’ai posé une collection de pots de confiture faite maison : deux pots rhubarbe, deux pots framboise, un pot groseille, un pot cassis et un pot cassé. Au premier plan, en guise de couronne, siège une boîte à biscuits rouge, ronde et lourde. Je l’ai trouvée dans le grenier de papa. Quand je l’ai vue, je me suis dit qu’elle ferait son petit effet, en hauteur, dominant le petit monde de ma cuisine. À gauche de la boîte est posé un verre gradué, malheureux témoin de mes nombreux désastres culinaires. Il m’est utile cependant, car il contient mon service d’ustensiles de cuisine en bois, un fouet, un couteau d’office, un économe et une cuillère à confiture. Juste à côté, j’ai ajouté un gobelet en plastique dont l’usage premier est de contenir l’eau servant à se rincer la bouche après s’être brossé les dents, il me sert donc à mettre mes couverts, ainsi qu’un service d’argenterie de Noël, gracieusement offert par maman, puisqu’elle avait trouvé un ensemble bien plus joli pour elle. À droite de la boîte à biscuits, j’ai négligemment posé le pot de miel que, soit dit en passant, j’ai mal refermé, mais comme dirait papa : « Le miel, ça périme pas et celui-là c’est du fait maison, il guérit tout ! » Une étagère avec une tête pleine comme une brocante.
Mon Golem dort encore pour le moment, il ne tremble pas, il ne ronfle pas, il ne tremble pas, il est maigrelet, mais il lutte tous les jours contre le temps.