Avec son documentaire Las Damas Azules, Bérengère Sarrazin met en lumière la vie de lutte des femmes de la région de Cajamarca, au nord des Andes péruviennes. Bientôt disponible en visionnage libre, son film est aujourd’hui plus important que jamais. À l’heure où l’on ne prend plus le temps de s’arrêter, elle a décidé de montrer une situation terrible ignorée par les médias traditionnels, inspirant la solidarité et la réflexion.
Bérengère Sarrazin est née en Provence, puis a passé plusieurs années à Bruxelles, une ville qui l’a vue grandir. Aujourd’hui, elle vit à Barcelone, où elle continue ses projets militants et passionnés. Réalisatrice, mais aussi photographe et impliquée dans la communication et l’entraide sociale, elle a très tôt décidé d’user de ses capacités de créatrice visuelle pour partager et sensibiliser. Elle le dit, pour elle, sa caméra est un « outil citoyen ». À ses yeux, elle offre « une alternative intéressante pour créer des ponts entre les différents territoires de notre société et nos cultures. »
Pour la cinéaste, la culture se doit d’être au centre de la parole militante. Et cette vision, c’est en 2015 qu’elle prend un sens très concret, lorsqu’elle sort le documentaire Las Damas Azules (« les dames bleues »). Un projet collaboratif, né de la force de personnes engagées, et produit par l’association catalane Ingeniería Sin Fronteras. Dans ce film, qui a été diffusé dans de nombreux festivals, Bérengère Sarrazin expose la vie des femmes de la région de Cajamarca, au nord des Andes péruviennes. En 2012, elle décide de s’équiper de sa caméra et les montre dans leur quotidien, celui d’une résilience sans faille. Tous les jours, les dames bleues se lèvent pour protester contre le projet Conga, soit le projet d’expansion de la mine Yanacocha, « la plus grande mine d’or à ciel ouvert d’Amérique latine », nous a expliqué la documentariste. Mettant en danger la vie des habitant-e-s, en portant atteinte aux dernières sources d’eau et à des sols aquifères de la région, les vingt années d’exploitation de cette mine ont entraîné un désastre écologique et humain, en contaminant les eaux et les terres, et a conduit à un exode rural massif et à la criminalisation des conflits locaux : « Ces femmes descendent dans la rue pour défendre la préservation de l’eau, la Terre mère et la pérennité des prochaines générations. Issues d’une culture encore relativement traditionnelle, elles bousculent les schémas sociaux et rompent les barrières du déterminisme patriarcal pour prendre la parole et appeler à la liberté. Pourtant, ces événements ne sont pas relayés dans les médias. »
Et c’est en cela que le travail de Bérengère Sarrazin est précieux, car son relais permet une sensibilisation directe à des situations trop souvent ignorées. C’est dans ce même état d’esprit qu’elle œuvre en tant qu’animatrice d’ateliers d’éducation aux médias destinés aux plus jeunes. Dans ses démarches, l’on retrouve à chaque fois l’idée de transmission et de partage, de lien direct, mais également une sincérité qui lui permet d’avoir la légitimité de parler d’un sujet aussi sensible que la situation des femmes d’un pays dont elle n’est pas originaire.
Bérengère Sarrazin a accepté de répondre à nos questions, nous ouvrant une porte sur son monde, son militantisme, et bien sûr, son féminisme.
Le féminisme, c’est quoi pour toi ?
Pour moi, le féminisme, c’est avant tout l’expression des voix des femmes. Il est le fruit de revendications sociales et de révolutions de pensées qui permettent d’aborder les questions de genre de manière concrète. Nous prenons la parole. Le féminisme questionne et ébranle les relations de pouvoir, il dénonce le prisme patriarcal par lequel se sont définis les préceptes éducatifs, politiques, intimes et imaginaires qui érigent nos comportements et nos façons de penser.
Le féminisme appelle au respect, à la compréhension des sexes, à l’équité des genres et à l’égalité des droits, ainsi que leur mise en pratique. Il cherche l’inclusion et considère que les femmes sont des êtres libres, égales aux hommes et disposant des mêmes capacités de réflexion, de décision et d’action. Le féminisme n’est pas l’antonyme du machisme, mais une volonté de combattre ce dernier. Il n’exprime pas le rejet des hommes, mais celui de la violence patriarcale.
Malheureusement, le mot « féminisme » est encore trop souvent perçu comme péjoratif par beaucoup de femmes et d’hommes. La clef du problème est là. Pourquoi le féminisme dérange-t-il tant ?
Quelle fut ta rencontre avec le féminisme ?
Ma rencontre avec le féminisme s’est faite en deux étapes : la première au sein du noyau familial, et la deuxième sur les hauts-plateaux andins du nord du Pérou.
« Sois une femme indépendante ! » C’était le leitmotiv de ma mère. Ma mère considérait alors que dépendre financièrement d’un homme entraîne une dépendance émotionnelle, psychologique et physique. Elle perturbe l’équilibre d’une relation. Cette conviction s’accordait à celle de mon père. Mes parents se sont toujours soutenus dans leurs développements personnel et professionnel. Mon père m’a inculqué les mêmes valeurs qu’à mes deux frères : ne pas croire les on-dit et faire preuve de raisonnement. Ils m’ont aussi encouragée à faire des études et à poursuivre mes passions, au même titre que mes frères.
Le hasard a donc fait que j’ai grandi dans un entourage familial sain, c’est une très grande chance. Cette éducation égalitaire m’a logiquement conduite à aborder la question du féminisme quand j’ai été confronté plus tard à une réalité extérieure bien différente. Ma prise de conscience s’est matérialisée en 2011, lors de mon premier séjour au Pérou.
Il y a six ans, je terminais mes études de communications sociales à Bruxelles et partais alors pour le nord du Pérou, à Cajamarca, dans le but de réaliser un reportage transmédiatique sur l’exploitation minière et ses répercussions sur l’eau. J’ai passé beaucoup de temps avec la famille d’une communauté paysanne avoisinant la mine, et plus particulièrement avec les femmes qui en sont les piliers. Elles s’occupent des troupeaux, doivent nourrir leur famille et gèrent le bon déroulement de la communauté. Plus je passais du temps avec elles, plus nous échangions, et plus je comprenais que ces mères que j’avais devant moi avaient les mêmes préoccupations que la mienne. À cette époque, mon espagnol était approximatif, mais nous avons réussi à nous comprendre. Nous ne partagions pas la même langue, n’avions pas reçu la même éducation, ni n’avions les mêmes coutumes, mais pourtant nous nous comprenions. Nos expressions corporelles, nos silences et nos sensibilités se répondaient. C’est à ce moment-là que j’ai senti ce lien invisible qui relie les femmes, quelles qu’elles soient. À mon retour, j’ai eu besoin de plusieurs mois pour réellement comprendre ce qu’il s’était passé.
Au cours de ce séjour, j’ai découvert le statut des femmes andines du Pérou, la répartition des rôles et des espaces d’action dans cette région encore relativement traditionnelle. Les femmes sont responsables de la vie, au sens pragmatique du terme : elles doivent trouver de l’eau et travailler la terre pour nourrir leur famille. Les hommes, eux, agissent dans les espaces publics, prennent la parole et ont le pouvoir exécutif. Ce sont elles qui souffrent le plus de la contamination de l’eau engendrée par l’activité minière intensive. Elles y sont exposées au quotidien et peuvent de moins en moins subvenir à leurs besoins. L’intrusion des entreprises étrangères sur leur territoire est ressentie comme une atteinte physique et intime. Quelques semaines après ma venue, les mobilisations contre le projet Conga explosent, et cette fois-ci c’en est trop, elles descendent dans la rue. Depuis lors, elles développent de nouvelles connaissances et participent au changement social.
Leur résilience a pris dans mon esprit la forme d’une tache d’encre qui grossit sur un papier buvard : nous sommes les propres maîtresses de notre destin. Et l’aventure du féminisme a commencé.
Quelles sont tes actions au quotidien pour lutter contre les inégalités ?
J’utilise la parole, les arts et l’associationnisme. L’art et la culture sont des outils centraux pour pouvoir comprendre, échanger et exprimer des idées dans la diversité. Ils élèvent la conversation. Les endroits de rencontre sociale autour d’un verre, avec de la musique, ou accueillant un débat cinématographique sont stimulateurs de réflexion, voire de petites révolutions.
Mais pour pouvoir être juste, il faut pouvoir être bien informé-e-s. Et pour l’être, il faut chercher la bonne information. Comme beaucoup d’entre nous n’y ont pas accès, il faut la partager. C’est stupéfiant l’effet de la transmission orale si, à la base, le message est sensé et intelligent. Une personne sensibilisée, c’est une personne en plus. Le lendemain, il y en aura deux, puis trois, puis quatre… C’est comme ça que cela fonctionne.
Las Damas Azules s’inscrit dans cette démarche. Nous l’avons réalisé avec très peu de fonds car l’industrie du documentaire est très précaire. C’est une production indépendante grâce à l’aide volontaire de beaucoup de gens. Un an et demi après sa sortie, le film est passé dans plusieurs pays : l’Espagne, la France, la Belgique, le Pérou, le Salvador, le Mexique ou encore la Bolivie… Les journaux El País, La Vanguardia et Diagonal l’ont en outre accueilli sur leurs plates-formes. Il a été projeté dans des festivals, des cinémas, des cafés culturels, des ONG et associations, des squats, ainsi que dans plusieurs universités. Récemment, nous avons même partagé l’affiche avec La La Land ! Si l’on comptabilise le nombre de personnes qui ont pu voir et partager le combat de ces femmes, nous arrivons à 6 000 personnes, voire plus. Quand je pense qu’elles se battent chaque jour pour qu’on les écoute au sein de leur maison ou dans leur quartier et qu’elles prennent, pour la première fois, la parole devant une caméra, c’est très émouvant de savoir qu’il y a autant d’attention internationale.
Je fais aussi partie de l’association Ingeniería Sin Fronteras, basée à Barcelone. Nous travaillons sur les questions d’exploitation minière et d’atteinte aux droits des membres des communautés affectées par cette industrie. Nous aidons à la rédaction de projets et de recherche de fonds pour qu’ils puissent se défendre légalement, ainsi que pour la formation de nos compagnon-ne-s. Et nous faisons en sorte de diffuser l’information en Europe grâce à des conférences, des expositions photo ou mon documentaire par exemple. J’appartiens en outre au groupe qui traite des questions de genre. Nous créons des espaces de conversation et de soins internes au collectif (qui est mixte), au sein de l’association, et nous mettons en place des ateliers publics de quartier ou institutionnels. Nous partons du principe que pour pouvoir défendre correctement les principes d’égalité et d’acceptation féminine, nous devons d’abord nous former, pour pouvoir ensuite transmettre aux autres ce savoir intuitif puis conceptualisé.
Enfin, le moteur de ma conviction provient des femmes du film : le plus important est de ne jamais renoncer à l’espoir.
Quel est le livre indispensable que tu prendrais avec toi sur une île déserte ?
Le Prophète, de Khalil Gibran. C’est un chef-d’œuvre de sagesse qui nous vient du Liban et que l’auteur a mis près de quinze ans à écrire. Il nous donne des pistes de réflexion pour comprendre la liberté, la raison et la passion, la transmission du savoir et de l’amour, le pouvoir de l’éducation, la persévérance et le pardon, la solitude et le deuil. Khalil Gibran résume la force de ce texte ainsi : « Je voulais être tout à fait sûr que chaque mot fût vraiment le meilleur que j’eusse à offrir. »
Être une femme au XXIe siècle, c’est comment ?
C’est une question très dense ! Je pense que le point commun à toutes les femmes du monde est que nous sommes intemporellement les mêmes. Notre âme « sauvage » − c’est-à-dire notre instinct pur et animal −, comme la définit Clarissa Pinkola Estés dans son ouvrage Femmes qui courent avec les loups, est universelle. Lorsque nous étudions l’histoire, nous comprenons que cette même force féminine que Pinkola Estés compare à celle de la louve fait peur aux hommes et que c’est la raison pour laquelle elle provoque tant de répression. De la chasse aux sorcières à l’isolement lors des menstruations, en passant par la dépendance forcée des femmes aux hommes, la différence des salaires ou encore les insultes à la vue d’une jupe jugée trop courte ou de poils trop longs.
Être une femme au XXIe siècle, c’est être l’héritière des luttes de nos mères et de nos grands-mères. Ces combats ont eu des résultats mitigés dans certains pays, mais cela est davantage la conséquence du poids politique et social des États que de l’absence de rébellion. Je crois qu’il faut valoriser le rythme de chaque femme et respecter le panel de nuances que chacune possède. Nous sommes en train de rompre avec une relation de pouvoir vertical et avilissant, ce serait une grosse erreur de reproduire ce schéma sous un autre masque.
Être une femme occidentale au XXIe siècle, c’est avoir des relations égalitaires croissantes, mais pas encore absolues, un esprit libre et identitaire qu’il faut travailler et persévérer. Si nous avons réussi à obtenir le juste accès à des espaces qui étaient jusqu’à présent uniquement réservés aux hommes, il est néanmoins important de faire évoluer l’éducation que l’on donne aux petits garçons et aux petites filles.
Les lieux d’expression féminins et féministes sont trop absents. Lors du tournage de Las Damas Azules, les femmes m’ont indiqué leur besoin de mieux connaître les outils médiatiques dont nous disposons, de manière à ce qu’elles puissent trouver des espaces de témoignage à plus grande échelle et participer à l’échange d’informations pertinentes. Je repars en mai là-bas, et nous commencerons les ateliers d’éducation aux médias ensemble.
Mon rôle de femme au XXIe siècle est donc celui-ci : créer des espaces de parole féminine et faire en sorte que nous soyons comprises et écoutées. Le féminisme en est la conséquence naturelle.
Le documentaire sera bientôt disponible en streaming gratuit (sous-titré français et anglais) sur la chaîne YouTube de l’association. Pour ne rien louper, abonne-toi aux réseaux sociaux et à la page Facebook du film.